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Je déjeune avec Lucie

            Lucie vous a conseillé de laisser faire et d’attendre demain pour voir clairement ce qui se passait dans votre dos... Ceci dit, elle n’a pas vraiment eu le temps d’y réfléchir.
Mais bon, c’est quand même énorme d’imaginer que votre chef de service soit prêt à sabrer un budget tout entier pour une histoire de rivalités personnelles. Qu’est-ce que vous foutez dans cette agence ?

Il est vrai que Pierre Maroni est un personnage assez exceptionnel. C’est un chef d’entreprise très respecté dans le milieu de la communication, avec un vrai sens de l’analyse et un vrai sens de la formule. Vous aviez commencé comme stagiaire dans son ancienne agence mais il vous avait à peine remarqué. Expérience quelque peu... frustrante. Ensuite, lors de votre premier véritable job, vous aviez eu l’occasion d’entrer en compétition contre l’une de ses équipes et vous lui aviez soufflé un budget. Vous commenciez à l’intéresser...

Au bout du troisième budget (deux ans plus tard), il vous a directement contacté avec une proposition d’emploi all inclusive : poste de management, quatorze mois de salaire hors primes et intéressement, tous frais payés, carte business pour le resto, ordinateur et smartphone, points fidélités Air France... Bref, l’ascenseur social vers le 8ème étage de sa nouvelle agence, porte de gauche, Marilyne au secrétariat de l’équipe.

En fait, Pierre Maroni, un homme qui ne laisse pas indifférent bien qu’on le voit assez peu. François Miller, par contre, c’est l’inverse : on le voit beaucoup mais il ne dégage absolument rien. Le salary man anonyme : pragmatique, organisé, efficace mais... froid. Comme le répète Greg, avec son accent de Toulouse, « On dirait le Nord... Tu veux savoir où il est ? Sors ta boussole ou ton thermomètre ». Après ça, il part généralement dans des délires verbaux assez graveleux... Un mec vraiment sympa ce Greg avec, pourtant, de gros problèmes de santé... déjà deux tumeurs retirées de son estomac.
Enfin, plus les minutes passent, plus vous vous dites que vous êtes quand même en train de jouer un drôle de quitte ou double avec Miller. Et avec l’agence en général. Vous regardez votre fond de café froid... Vous beurrez une troisième biscotte. Celle-là ne se brisera pas...

Dans moins de trois heures, Miller va prendre le contrôle du budget Artefact, le plus important de votre carrière. S’il se plante, s’il commet la moindre erreur, vous n’aurez aucun mal à l’éjecter du dossier (voire du 8ème étage) lui et ses complices et vous reprendrez la main sur l’ensemble du dossier (voire l’ensemble du service). Par contre, s’il arrive à s’imposer, c’est Pierre Maroni qui tranchera... Que peut-il décider ? Il suivra son intérêt bien calculé...

A priori, Miller est un homme de bureau, pas un homme de contact : il n’a pas d’aisance particulière en présentation, pas de charisme... mais il ne fait rien au hasard. « Officiellement, je suis en RTT, délibérément accordée par lui-même depuis une semaine et, officiellement, aucun message de sa part ne m’a mis au courant de cette réunion surprise. Greg ne dira rien (enfin, j'espère). Personne ne pourra rien me reprocher. Alors que lui... son cas sera beaucoup plus compliqué à défendre. »

Vous allumez votre ordinateur, vous vérifiez vos mails. Vous vérifiez une nouvelle fois la messagerie de votre téléphone. Rien de rien... Alors, à la douche !

Prenez votre temps. Détendez-vous. Pensez à autre chose. Ou, plutôt, ne pensez à rien. Le temps passe, la Terre tourne, les Hommes s’agitent et vous verrez bientôt le résultat. Là il sera temps d’agir. Ablutions. Rasage. Soins divers et variés.

10 heures déjà, détendez-vous... VITE, LE TELEPHONE !!! Ah, un message ! C’est Lucie. Sa convocation est terminée plus tôt que prévu, vous pouvez la rejoindre dès 11 onze heures devant la boutique Artman & Cie. « M..., du sur-mesure ! »

Décidément, Lucie a juré de vous trouver un emballage à la hauteur de l’événement. Vous répondez que c’est d’accord... Voilà. Indéniablement, il va se passer des choses importantes dans votre vie aujourd’hui. Déjà, quand vous aviez mis vos premiers costumes / cravates / chemises (achetés en grande surface) pour passer vos entretiens, vous aviez eu l’impression de changer de monde alors là... Costume sur-mesure pour monsieur... Sauf que, celui-là, il faudra y faire beaucoup plus attention. « Je crois que même les cintres coûtent une fortune. »

Remarquez que, depuis quelques années, votre standing n’est plus une question d’argent mais plutôt une question de... d’habitudes ou d’éducation. Et ce qui est sûr c’est que, en termes d’habitudes et d’éducation, la belle Lucie est en train de vous faire franchir un véritable cap. Ca serait bien si cette histoire pouvait durer...
Une jeune femme qui sent si bon l’élégance et la réussite. D’accord, vous n’avez rien à lui envier pour l’instant en termes de réussite (en plus, vous n’êtes pas vraiment parti du même niveau) mais en termes d’élégance... évidemment, elle fait plutôt rêver.

« Bon, comment on s’habille pour aller chez Artman ? » Se sapper pour aller chez le tailleur. Avec ça, vous en oublieriez (presque) la réunion Artefact.
« Je vais pas me pointer avec mes costards Prisu, tous les vendeurs vont se foutre de moi... Ca doit être comme aller au restaurant trois étoiles avec un sandwich à la main. J’ai horreur de passer pour celui qui vient de débarquer, qui connaît pas les codes... Bref, comme à l’école, j’ai horreur des sourires et des bizutages... Ah, j’ai trouvé. » Eh oui, vous changez de placard et vous allez chercher votre plus beau... survêtement !

« Qui c’est qui va aller faire un peu de vélo ? Le sport en ville, ça c’est dynamique et élégant... Dynamique et élégant, à condition de pas transpirer comme un bœuf mais bon... un petit quart d’heure d’exercice, légèrement essoufflé et toujours propre sur soi. » Vous y êtes presque... « Pas sûr que Lucie apprécie tout de suite... mais ça vaudra sûrement mieux que... autre chose. Voilà. »

Vous y êtes. La journée commence !

 

 

               Vous arrivez devant chez Artman un peu avant 11 heures. Lucie est déjà là. Personne n’y pense jamais mais, en fait, qu’y a-t-il de plus dangereux que le portable au volant ? Eh bien, la même chose au guidon. Vers 10h30, votre téléphone s’est mis à sonner et à vibrer dans votre poche. De manière instinctive (c’est ce qu’on dit quand on n’a pas le réflexe de réfléchir), vous avez essayé de répondre ce qui vous a directement planté sur le trottoir. Dommage pour le survet... Appel raté, pas de message, de la part de qui ? Miller évidemment.

« C’est pas possible ! Il me filme pour pouvoir m’em... au meilleur moment ! Débrouille-toi avec ta réunion, on fera les comptes demain. Tiens, je passe sous un tunnel ! » Eteindre votre portable en milieu de matinée, ça n’a pas dû vous arriver souvent... mais c’est pour une question de sécurité routière.

« - Eh bien, c’est ta tenue de camouflage urbain ?
- Je suis bien là pour m’acheter des vêtements, non ?
- Exactement. Alors, des nouvelles de ta réunion ?
- Non. Je crois que je suis en train de jouer très gros sur cette histoire.
- Tu devrais peut-être trouver un motif idiot pour téléphoner au bureau. Histoire d’être mis au courant « par hasard » et de savoir un peu ce qui se passe, non ?
- Vus l’heure et l’état dans lequel je suis, j’ai laissé passer l’heure pour faire quelque chose... Allez, j’ai coupé le portable et on va penser à autre chose, d’accord ? C’est parti.
- Par ici, cher monsieur. »

Bon, tout d’abord, Lucie doit vous expliquer qu’on ne vient pas faire prendre ses mesures le matin pour un dîner le soir même (ça, quand on n’a pas l’habitude...). Par contre, vous découvrez qu’Artman dispose aussi d’un large stock de costumes très bien coupés en prêt-à-porter. Donc, tout va bien.
Le quatrième que vous essayez vous semble parfait. Pendant que toute la boutique se lamente avec Lucie sur les manches et les plis qui, d’après eux, tombent trop bas ou pas assez (ce qui n’arriverait évidemment pas avec du sur-mesure mais bon c’est pour ce soir...), vous vous admirez tranquillement dans les larges miroirs de la boutique.

« C’est la classe absolue... Je ne regarde même pas le prix. De toute façon, je ne sais pas où il est écrit... Ca ferait vulgaire de demander. » Retour en cabine. Passage en caisse (toujours sans regarder). La classe est dans le sac. Merci à tous. A bientôt pour prendre les mesures.

Une fois au restaurant d’en face, vous rallumez votre téléphone.

« - Alors ?
- Huit appels entre 10h32 et 10h56. Six de Miller et deux de Greg. Deux messages. Un de Greg puis un de Miller. »

Le garçon arrive.  « Merci nous commanderons dans cinq minutes. »
Le garçon repart. Vous activez votre messagerie et vous passez en mode mains-libres.

« Oui c’est Greg... Euh, finalement, je ne comprends rien à ce qu’il se passe. Miller est en train de complètement paniquer. Il dit qu’il t’a eu au téléphone hier soir et que tu étais d’accord pour la réunion... Il sait pas où tu es et je sais pas où me mettre... Je ne lui ai pas dit que je t’avais eu au téléphone ce matin mais bon... En tout cas, il n’a pas l’air d’avoir de solution de rechange ou d’avoir préparé lui-même quelque chose... Toute l’équipe est survoltée et c’est presque l’heure. On joue gros sur Artefact... Je crois que je me suis complètement gouré ce matin. Si tu peux me rappeler très vite. »

Silence. Regards. Deuxième message.

« François Miller à l’appareil. Soit il vous est arrivé quelque chose de grave soit votre attitude est inqualifiable. Je ne vous ai pas obligé à accepter cette réunion. Nous aurions pu faire autrement mais là... Je garde ce que j’ai à vous dire pour plus tard mais croyez bien que vos explications auront intérêt à être à la hauteur des risques que vous nous faites prendre... N’ayant plus le choix pour ce matin, la présentation et le pilotage du projet sont confiés à Grégoire jusqu’à nouvel ordre. Et la prochaine décision sera probablement prise par M. Maroni en personne. A très bientôt, du moins je l’espère. »

Silence. Regards.
« - Vous avez choisi ?
- Euh... Deux plats du jour et une carafe d’eau.
- Très bien. Vous ne...
- Non merci. »

Le garçon repart. Vous raccrochez votre téléphone.
« - Vous n’étiez pas obligé d’accepter cette réunion... Greg récupère le dossier... Décidément, j’ai dû oublier de comprendre quelque chose ce matin.
- Pourquoi disent-ils que tu as été prévenu et même que tu as accepté la réunion ?
- Je ne sais pas. Soit Miller joue son arnaque jusqu’au bout soit... Est-ce qu’il a fait semblant de paniquer pour finalement reprendre les choses en mains au dernier moment ? Mais alors pourquoi est-ce qu’il a confié le dossier à Greg ?
- Est-ce que ton copain ne t’aurait pas finalement joué lui aussi un sale tour ?
- Lui et Miller ? J’ai du mal à le croire. Même lui tout seul... En plus, ces jours-ci, il attendait des résultats médicaux importants...
- Ca n’a rien à voir.
- Non mais j’essaie de trouver quelque chose qui soit cohérent.
- En tout cas, c’est lui qui récupère le dossier.
- Mais c’est lui qui m’a prévenu ce matin... Et il ne m’a pas conseillé de faire le mort. »

Silence. Regards.
« - Et deux plats du jour... Le pain. Une carafe. Bon appétit messieurs-dames.
- Merci. »

Le garçon repart.
« - Mer... j’ai horreur de ça ! J’ai sommeil en plus... Je ne comprends rien.
- Eh bien, soit ta réunion est vraiment en train de se faire au pied levé (auquel cas faudrait-il comprendre ce qu’il s’est passé hier soir avec ton téléphone), soit tout était prémédité et c’est Grégoire qui a récupéré le dossier... Soit il y a eu un enchaînement de plusieurs malentendus que je n’arrive pas non plus à comprendre. Mange un peu quand même.
- Mais quel malentendu ? Que Miller m’ait appelé hier soir... pourquoi pas mais alors où est le message ? J’ai retourné mon téléphone dans tous les sens... On était à la fête d’Yvan, j’ai très bien pu ne pas entendre l’appel mais... Et puis d’où sort-il l’idée que je lui ai répondu ? Non, il se fout de moi, c’est sûr. Il veut me virer du dossier en me faisant passer pour un imbécile.
- Dans ce cas, il y a de fortes chances que Grégoire soit dans le coup. »

Il est un peu plus de 13h30. Que décidez-vous de faire ?

 

Je reste passer l’après-midi avec Lucie.

Je fonce au bureau chercher une explication.

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