Je fonce au bureau chercher une explication

            A 13h50, vous garez précipitamment votre vélo au pied de l’immeuble de l’agence. Vous cherchez rapidement quoi faire de vos paquets  avant de vous résoudre à monter avec jusqu’au huitième étage. Lucie a été très claire : « Non, tu gardes le costume avec toi. Pour peu que tu sois retenu au bureau jusqu’à 19 heures, je n’ai pas envie que tu arrives chez mes parents en survêtement. »
L’ascenseur ouvre ses portes, vous ouvrez en trombe la porte blindée qui donne accès à l’agence. Un demi-regard à la secrétaire. Couloir de droite. Salle de conf’ n°1... n°2, vous entendez déjà les exclamations de Pierre Maroni. N°3, vous entrez sans frapper. Vous êtes tout essoufflé, vous lâchez vos sacs et vous comprenez que la réunion est terminée : vos reconnaissez Jessica, Roland et Martin. Greg n’est plus là. Aucun représentant d’Artefact. Pierre Maroni et François Miller vous regardent d’un air totalement ahuri.

« - Que... que s’est-il passé ?
- Quoi ?
- Oui, je viens de consulter deux messages sur mon téléphone... Il est question d’une réunion avec Artefact... Qu’est-ce que c’est cette histoire ?
- Quoi ?! »
Pierre Maroni semble tétanisé. Vous reprenez doucement votre souffle en comprenant tout à coup que, pour peu que Greg ait avoué vous avoir eu ce matin... « Monsieur Miller... Pouvez-vous m’expliquer ce qu’il se passe ? »
Ouf, merci Greg...

« - Mais je ne comprends... Je vous ai eu hier soir au téléphone et vous étiez d’accord pour...
- MONSIEUR MILLER !! Quand j’organise une réunion et que je vois une des personnes convoquées – qui plus est le principal responsable du dossier – arriver en survet’ avec trois heures de retard et des sacs de shopping à la main : J’AI DU MAL A CROIRE QU’ELLE AIT ETE EFFECTIVEMENT MISE AU COURANT !!!
- Mais je l’ai eu hier soir au...
- Quoi ? Vous avez discuté ensemble ?
- Non, je... je lui ai laissé un message... sur sa messagerie...
- Et, ensuite, il vous a rappelé ?
- Non, j’ai reçu un SMS... Je peux vous le montrer si...
- Un SMS ?
- Oui...
- Mais, ce SMS, est-ce qu’il vous est venu à l’idée que n’importe qui aurait pu vous l’écrire ?
- Euh... non.
- Et vous n’avez pas cru bon, ni hier soir ni ce matin... de contacter votre collaborateur de vive voix pour... ne serait-ce que pour avoir une petite confirmation ?
- Non... ce n’est pas la première fois que nous fonctionnons comme cela. Mais je suis certain que le message provenait bien de son téléphone personnel.
- Avez-vous seulement idée du nombre de c... que je pourrais vous envoyer avec son téléphone simplement sur le temps qu’il lui faudrait pour pisser ?... Laissez-nous, s’il vous plait. Non, vous, restez ici. »
Vous restez debout sans bouger pendant que Martin, Roland et Jessica sortent sans un regard de la salle de réunion... Pour l’instant, la tempête souffle dans la bonne direction mais elle semble loin d’être terminée.

« - Monsieur Miller... Depuis que nous nous connaissons, je ne cesse de vous parler de l’importance, à mes yeux, des notions d’osmose, de synergie ou d’esprit d’équipe... Que voulez-vous que je pense d’un responsable qui communique avec ses subordonnés exclusivement par SMS ?
- Je ne sais pas mais cela me semble un peu trop facile...
- Peut-être mais, vu le fiasco d’aujourd’hui, je ne pense pas que vous ayez les bons éléments pour défendre votre méthode de management... Nous avons été contactés hier soir par le secrétariat général d’Artefact, personne ne m’a obligé à accepter une réunion pour aujourd’hui même. Je vous ai demandé votre avis et vous vous êtes engagé après avoir consulté, du moins le croyiez-vous, le responsable du dossier... Et voilà où nous en sommes ! »

Visiblement, François Miller ne sait absolument pas quoi répondre. Vous ne l’avez jamais vu dans une telle difficulté. Vous ne savez pas encore quoi penser mais essayez quand même de prendre la parole.
« - Pourriez-vous m’expliquer précisément ce qu’il s’est passé et... où nous en sommes du dossier ?
- Vos collègues vous l’expliqueront tout aussi bien que moi... Et je ne pense pas que monsieur Miller souhaite vous faire un compte-rendu tout de suite... Bon, pour ce qu’il reste d’aujourd’hui, il va falloir se calmer, se remettre les idées en place et envisager de remonter la pente le plus vite possible... Miller, vous restez avec moi, j’ai quelques coups de fil à passer et il va falloir réfléchir. Vous, allez-vous mettre au courant et – puisque vous semblez en RTT – finissez ce que vous étiez en train de faire. Désolé mais la bataille est terminée. Par contre, je vous déconseille fermement d’être en retard demain matin.
- Evidemment, monsieur.
- Bon, eh bien ramassez vos paquets puisque je ne vous retiens pas. A demain. »

 

 

            Vous traversez le couloir jusqu’à la porte du « Service Projets n°1. » Vous entendez vos collègues discuter. Qu’allez-vous bien pouvoir leur dire ?
Vous entrez dans l’open space et vous posez une nouvelle fois vos paquets. Roland, Jessica et Martin vous regardent. Roland est le plus prêt de vous.

« - Alors ? Ça a l’air d’avoir été un sale moment...
- Est-ce que c’est vrai que tu n’étais absolument pas au courant de cette réunion ?
- Euh, oui... Pourquoi est-ce que tu me demandes ça, Roland ?
- Parce que je suis quasiment certain que Greg t’avait prévenu avant de venir... »
A votre tour, vous ne savez absolument pas quoi répondre.

« - Tu aurais dû voir Greg, ce matin. C’est lui qui a tout pris dans la figure. Il était de plus en plus nerveux et il marmonnait des choses pendant qu’il essayait de te joindre. Rien ne se passait comme prévu...
- Et il est parti après la réunion ?
- La réunion a tourné court. Il s’est précipité aux toilettes juste après pour dégobiller et il est parti en tremblant... Pour l’instant, il ne répond pas au téléphone.
- M...
- Comme tu dis. Mais, pour revenir à ce que je t’expliquais, j’aimerais savoir pourquoi tu as délibérément choisi de ne pas venir à la réunion de ce matin.
- En fait... nous pensions, avec Greg, que Miller avait fait exprès de ne pas ne prévenir pour m’écarter de la réunion. Alors j’ai voulu savoir quel était le plan qu’il avait préparé mais... manifestement, je me suis planté.
- Tu t’es planté ? Et nous, alors ?! Dis plutôt que tu t’es planqué pendant que, nous, on est tous passés pour des imbéciles ! »
Roland est hors de lui, Jessica ne dit rien et Martin profite de chacune de vos hésitations pour rajouter des piques bien à lui. Vous essayez de vous excuser mais vous ne trouvez pas vraiment les mots adaptés à leur rancœur.

« - Mais vous avez vu l’ambiance dans laquelle on a bossé depuis deux mois ? On a peut-être l’occasion de se débarrasser de la tutelle de Miller sur ce dossier.
- Mais ça, encore, c’est toi que ça arrange ! Nous, Miller, on ne le voit jamais... Alors, ça va être quoi la suite ? Tu vas arriver en chevalier blanc et tout reprendre en main ? Sauver la patrie avec nous derrière pour t’applaudir ?
- Mais qu’est-ce que tu racontes ?
- Tu t’es toujours présenté comme un chef d’équipe, celui qui jouait pour les autres et avec les autres. Mais là, au pire moment, qu’est-ce que tu as fait ? Tu as laissé tout le monde s’enfoncer afin de montrer à quel point tu étais indispensable. Ah oui, qui pourrait maintenant venir contester ton autorité sur Artefact, si tant est que l’on conserve le dossier, puisque rien ne fonctionne quand tu n’es pas là ?
- Non... Je te répète que je me suis focalisé sur Miller et que je me suis planté. A part m’excuser et tout faire pour rattraper le coup, qu’est-ce que tu veux je dise ?
- Je veux – nous voulons – que, dès demain, tu comprennes que l’ambiance au boulot ne sera plus jamais la même vu que, au fond, tu ne roules que pour toi-même. Alors, pourquoi pas nous ? En tout cas, après la débandade d’aujourd’hui, il est hors de question que je remontre ma tête aux dirigeants d’Artefact. Et je pense que c’est valable pour les autres membres de l’équipe. Tu ramasseras les miettes tout seul.
- Bon... Et toi, Jessica, profites-en pour dire quelque chose. Donne-moi ton avis.
- Mon avis est très simple et très clair. Ça fait deux mois que je bosse comme une malade sur Artefact. Le site Internet et toutes les applications n’attendent plus que la mise en ligne... Si jamais, à cause de la réunion, nous perdons le dossier, je te jure que je me casse de cette boîte et que, en partant, je balance tout à Pierre Maroni. Greg t’a couvert et, pour éviter de couler complètement le navire, je pense qu’on va tous te couvrir dans les jours à venir. Mais, si ta con... nous coûte le dossier, il est hors de question que tu t’en sortes comme si de rien n’était. D’ici-là, comme l’a dit Roland, je me contenterai de faire ma part personnelle de travail et, au cas où tu veuilles encore nous payer le traiteur ou le petit déj’, je n’oublierai pas d’emmener ma propre gamelle.
- Bon... Je vais vous laisser et... je vais essayer de joindre Greg... On se revoit demain matin pour tout... pour voir ce qu’il y aura de mieux à faire. Je suis vraiment désolé... Je me débrouillerai pour qu’on s’en sorte. A demain.
- Sympa, ton survet’. »

Vous reprenez vos paquets et vous sortez de l’open space. Vous quittez l’agence sans croiser le regard de la secrétaire et vous descendez récupérer votre vélo... Quelle heure est-il ? N’oubliez pas que Lucie vous attend chez ses parents à 19 heures précises. Et vous avez promis d’appeler Greg. « Je vais essayer de ne pas me louper... J’ai déjà gâché suffisamment de choses aujourd’hui. »

 

 

            A 19 heures précises, vous êtes debout, dans votre beau costume, devant la maison des parents de Lucie. Lucie finit juste de nouer votre cravate, elle vous met une bouteille de vin dans la main et vous la suivez à travers le jardin jusqu’au perron.

Vous vous sentez comme un robot, incapable d’avancer seul. Votre esprit reste focalisé sur le fait que vous n’avez pas réussi à joindre Greg. Vous lui avez laissé quatre messages. Il n’a pas répondu. Et la réaction des autres... Vous n’avez pas su quoi répondre car il n’y avait rien à répondre. Mais, au fond, c’est naturel : ils vous suivent tant qu’ils pensent y gagner quelque chose sinon ils se retournent contre vous. Vous auriez sans doute fait pareil... peut-être même pire. Mais Greg... dans son état, il ne méritait pas ça. « Il aurait mieux fait de me balancer dès que... Euh, bonjour ! »

Vous aviez à peine remarqué que le père de Lucie venait d’ouvrir la porte. Lucie vous serre le bras et vous lance un regard désespéré au moment où vous franchissez la porte.

Combien de temps a duré ce repas ? Qu’avez-vous mangé ? De quoi avez-vous parlé ?... Vous auriez probablement pu être un peu plus chaleureux et enjoué mais, au fond, vous ne pensez pas avoir commis d’impair ou de maladresse. C’est sans doute l’essentiel pour une première rencontre. De toute façon, le père de Lucie ne vous est pas apparu comme quelqu’un de très ouvert : c’est quelqu’un qui semble ne croire qu’en ses propres valeurs et sa propre expérience de la vie.

« - Et vous, jeune homme, dans quoi travaillez-vous ?
- Dans la communication.
- Excusez-moi mais ce n’est pas un domaine que j’apprécie beaucoup. On dit n’importe quoi pour que les gens achètent des objets dont ils n’ont pas besoin.
- Non, je crois que vous confondez avec la publicité. La communication, c’est plutôt une image qui essaie de fédérer les énergies de plusieurs personnes.
- Oui... ce ne sont pas les images qui créent les relations humaines. Moi, voyez-vous, je travaillais dans le matériel d’équipement des plates-formes pétrolières. Ce n’était pas une question d’image mais de confiance et de compétence. Les ouvriers et les ingénieurs n’en avaient rien à faire du nom ou du logo de l’entreprise : ils voulaient du matériel fiable et, quand ils vous serraient la main, ils vous faisaient comprendre que leur vie pouvait dépendre de ce que vous aviez fait. Aucune campagne d’affichage ne peut remplacer cela. »

Une fois de plus, dans cette longue journée, vous n’aviez pas su quoi répondre. Vous auriez bien aimé lui expliquer que, en cas de défaillance technique, la gestion de crise des entreprises pétrolières était devenue un cas d’école utilisé dans presque tous les instituts et séminaires de communication mais bon... Dans l’après-midi, votre silence avait résonné comme un aveu de faiblesse, voire même de honte, alors que, ce soir, il prenait la forme d’une marque de politesse.

La mère de Lucie, quant à elle, vous sembla totalement transparente. Vous a-t-elle seulement adressé la parole ? Vous vous souvenez vaguement qu’elle vous a demandé votre date de naissance... ou votre signe astrologique. A part ça, elle ne fut qu’un sourire au bout de la table.

Vous êtes finalement reparti avec Lucie vers 22h30 (là encore, ce n’est pas vous qui avez décidé). Après le dîner, vous aviez convenu avec Lucie qu’elle vienne dormir chez vous plutôt que de retourner à son appartement (elle vous avez bien expliqué de ne pas évoquer ce sujet devant ses parents). Dans la voiture, vous finissez de lui raconter les détails de votre après-midi et la piètre opinion que vous avez de vous-même. Elle semble... compréhensive.
« - Bon, au total, le dîner s’est bien passé, non ?
- Oui, oui.
- Je n’ai pas commis de...
- Non, non. »

Vers 23 heures, vous vous installez dans votre lit à côté d’elle. Elle feuillète un magazine. Vous réglez votre réveil... inutile puisque vous aviez oublié de le décaler hier soir, après la fête chez Yvan. Il vaudrait mieux être en forme demain matin. La fête chez Yvan...
« - Dis-moi, Lucie.
- Oui ?
- Hier soir, chez Yvan, c’est bien toi qui m’a rendu mon téléphone ?
- Oui, tu l’avais oublié sur une table.
- Pendant le temps où tu l’as eu, tu ne l’as pas utilisé ? Tu n’as touché à rien ?
- Euh... non, je l’ai mis dans mon sac jusqu’à ce que je te retrouve. Pourquoi ? Ça aurait un rapport avec l’appel de Miller ?
- Je ne sais pas... ou alors avec le SMS.
- Le SMS... quel SMS ?
- Ah... Non, je t’expliquerai demain matin.
- D’accord. Allez, essaie de penser à autre chose et repose-toi un peu. »

Elle vous embrasse et vous tend son magazine pour que vous le rangiez dans la table de nuit. Vous avez sous les yeux la page des horoscopes. Vous jetez un petit coup d’œil à celui d’aujourd’hui avant d’éteindre la lampe de chevet ?
Peut-être trouverez-vous un début d’explication à... quelque chose. Mais bon, ça semble tellement... improbable. Bon, n’y réfléchissez pas trop longtemps et, n’oubliez pas, vous êtes Balance.