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Je refuse de continuer à travailler avec Miller

            « Excusez-moi, monsieur Maroni, mais... Techniquement, je ne me sens pas capable de continuer à travailler avec quelqu’un qui savonne systématiquement la planche dans mon dos. »
Miller regarde Pierre Maroni sans rien dire. Pierre Maroni se triture nerveusement les mains quelques instants.
« - Techniquement, jeune homme, sachez que pour savonner efficacement une planche il faut se trouver devant son adversaire et non pas dans son dos (à moins de jouer contre quelqu’un qui marche à reculons). Ensuite, vous imaginez bien que ce n’est pas aujourd’hui que je vais perdre du temps à dénicher les bluffeurs qui, de l’intérieur, parasitent le bon déroulement de ce projet. Vous ne souhaitez pas attendre ? Très bien, vous êtes en congé pour la journée. Rentrez chez vous et rédigez une lettre type de démission que vous déposerez demain (après-midi de préférence) au secrétariat de Marie-Laure. Je verrai si j’ai le temps de vous recevoir pour fixer vos modalités de départ. Si vous souhaitez négocier quoi que ce soit ou obtenir un licenciement, je transmettrai votre dossier à M. Miller qui ouvrira (avec plaisir, je suppose) une procédure pour faute grave. Miller, annoncez à l’équipe n°1 ces nouvelles dispositions : je décale la réunion avec Artefact et je viendrai personnellement coordonner leur travail pour la rencontre de demain. Vous-même, vous sentez-vous capable d’assurer la présentation ?
- C’est que... cela n’est pas vraiment ma spécialité mais je peux...
- D’accord, nous verrons. Dans le pire des cas, c’est moi qui m’en chargerai. Après tout, personne n’est irremplaçable, n’est-ce pas ? Parfait, puisque nous savons tous ce que nous avons à faire, je ne retiens personne dans ce bureau. Au revoir, messieurs. »

Miller sort le premier, sans vous adresser un seul regard. Vous le suivez, tout abasourdi encore de ce qui vient de se passer. Vous traînez les pieds. Miller marche vite. Vous arrivez au niveau du secrétariat. Miller, lui, est déjà devant la porte du « Service projets n°1 ». Il entre sans frapper. Il a continué tout droit mais, vous, vous tournez à droite et vous sortez des bureaux de l’agence. Ascenseur. Huitième étage puis rez-de-chaussée. Le grand hall. La rue.
Avez-vous démissionné ou avez-vous été viré ? Avez-vous pris vos responsabilités ou êtes-vous tombé dans un piège ?

Vous imaginez Miller, debout dans l’open space, en train d’annoncer votre départ à vos collègues. Greg, Jessica, Roland et Martin. Que sont-ils en train de penser ? Quelle tête font-ils en ce moment ? Vous avancez le long du trottoir et, à chaque pas, il vous semble un peu plus évident que vous êtes tombé dans un piège. Quelle heure est-il ? 9h15. Lucie est en rendez-vous. Elle vous a appelé sans laisser de message, probablement pendant une pause. A qui pouvez-vous parler ?

Un café ? Pourquoi pas ? Un vrai, en terrasse. Bien meilleur que celui de la machine à pièces. Au soleil.
La nuit a été courte. Ça serait bien de pouvoir somnoler un peu mais ça ne sera pas si simple : vous fermez les yeux et c’est le visage de Miller qui envahit votre esprit. Il vous a bien eu... Si facilement. Il savait que, sur un tel dossier, Pierre Maroni ne chercherait pas à rentrer dans les détails. « E... de Miller ! »

Vous basculez en arrière sur le dossier de votre chaise. Les yeux fermés. Vous dormez ? Décidément, aujourd’hui, tout semble possible. Vous entendez la circulation autour, la chaleur du soleil sur votre visage. Quelques odeurs mélangées. De légères vibrations et la musique de... « M..., mon téléphone ! »

Vous ouvrez brutalement les yeux et vous saisissez votre appareil.
« - Allo ? c’est qui ?
- Ben, c’est moi. C’est Greg.
- Tu... tu m’as surpris.
- Je n’ai pas beaucoup de temps pour te parler, Pierre Maroni va bientôt débarquer. Mais qu’est-ce qui s’est passé ?
- Je ne sais pas vraiment. Je suis venu au bureau pour m’expliquer avec Miller mais il était avec le boss... Pierre Maroni n’a pas cherché à comprendre : je lui ai dit que je ne voulais plus travailler avec Miller et il m’a dit de partir. Victoire de Miller, en moins de cinq minutes.
- Mais c’est débile. Il faut revenir et t’excuser vite fait. L’équipe fera bloc derrière toi et, si la réunion de demain se passe bien, plus personne n’en reparlera.
- Non... C’est allé très vite mais je pense que j’ai fait un choix plus large que ça. C’est quoi, cette manière de faire ? Contre tes concurrents, oui, tous les coups sont permis mais pas au sein de ta propre boîte. Et Miller n’est pas tout seul, j’en suis sûr. Qu’est-ce qu’il vous a raconté ? Qui reprend la direction du projet ?
- Eh bien, soit Pierre Maroni reprend directement les commandes soit...
- Soit quoi ?
- Soit Miller m’a demandé de me préparer à assurer la présentation et la coordination du dossier.
- Quoi ? Mais...
- C’est pour ça que je te demande de revenir ! Il m’a déjà imprimé tes codes informatiques mais je n’ai ni l’envie ni la santé pour... Maroni arrive dans le bureau. Je te rappelle. Mais pense à revenir, s’il te plaît. »
Bip. Tonalité...

            Vous posez votre téléphone en essayant, une fois de plus, de comprendre quelque chose. Apparemment, Miller semble décidé à foutre en l’air votre équipe et, avec elle, le dossier Artefact. Greg est un cadre efficace mais ce n’est pas lui qui sera capable de mener le dossier. Il n’a rien d’un chef d’équipe et, surtout, il est beaucoup plus préoccupé actuellement par ses problèmes de santé que par... Vous l’aviez chargé de la gestion des partenariats justement pour qu’il ne soit pas en première ligne et que, en cas d’absence prolongée, vous puissiez facilement récupérer son travail.

« Mais qu’est-ce qu’il fait ? Il ne s’y prendrait pas autrement pour nous ridiculiser et nous faire perdre le dossier... Est-ce qu’il serait carrément dans le camp d’une autre agence ? » Votre cerveau se remet à bouillonner devant votre tasse vide. Quelle explication peut-il bien y avoir derrière cet enchevêtrement d’incohérences ? François Miller voulait-il seulement se débarrasser de vous ou a-t-il en tête une idée beaucoup plus tordue ?
Comme le disait votre dernier prof de marketing : que penser et, surtout, que faire ? (ensuite, il ajoutait une blague sur Lénine que vous n’avez jamais comprise)

« Commençons par la fin : que faire ? En gros, soit rester ici avant de rejoindre Lucie, soit retourner à l’agence. Ensuite ? Présenter des excuses et se remettre au boulot, soit dénoncer publiquement les intentions de Miller et, de fait, passer pour un imbécile. Grandioses perspectives... Tant pis, qu’ils se plantent ! Qu’ils se plantent tous. Maroni reconnaîtra les siens et, moi, j’aurai échappé au naufrage. Il me demandera peut-être de revenir ou alors je me débrouillerai tout seul. De toute façon, j’ai toujours envisagé de monter ma propre boîte, plus tournée vers les communications technologiques ciblées. Ça sera juste plus tôt que prévu. Par contre, dans cette idée, il n’est pas question que je m’assoie sur mes indemnités. »

Vous discutez ainsi avec vous-même jusqu’à ce qu’un message de Lucie vienne vous interrompre. « Convocation terminée plus tôt. Peux t’appeler ? » 10 heures. Vous rappelez immédiatement Lucie.

 

« - Alors, comment ça s’est passé au bureau ?
- Eh bien, je vais avoir besoin d’une avocate.
- Explique-moi tout.
- Je vais essayer : Pierre Maroni m’a renvoyé ou bien j’ai démissionné, je ne sais pas trop encore. En tout cas, comme prévu, j’ai ma journée pour préparer le repas de ce soir. Soulagée ?
- Ne dis pas n’importe quoi. Tu es sûr de ne pas pouvoir revenir en arrière ?
- Pour l’instant, je n’en ai pas envie et, pour la suite, on verra bien comment ils se débrouilleront sans moi. A mon avis, ça ne sera pas triste : il se passe de drôles de choses dans cette agence. Mais, sincèrement, je suis disponible et j’ai vraiment envie de penser à autre chose.
- D’accord. J’avais rendez-vous chez Artman en début d’après-midi mais, puisque ma convocation est terminée, on devrait pouvoir y aller tout de suite.
- Du sur-mesure pour ce soir ?
- Mais non... Ils pourront prendre tes mesures mais, pour ce soir, ils te proposeront évidemment des costumes en prêt-à-porter.
- Evidemment... Bon, alors on se rejoint là-bas ? J’ai hâte de voir ça.
- D’accord mais on prendra quand même le temps de parler de ce qui s’est passé.
- Je t’aime.
- Moi aussi. A tout à l’heure. »

Vous réglez votre café et vous quittez cette terrasse accueillante. Quelle heure est-il déjà ? Vous imaginez vos collègues tremblants et transpirants devant leur ordinateur. Le regard froid et ambigu de Miller. Les engueulades de Pierre Maroni. Et vous, vous marchez sans vous presser sur un trottoir ensoleillé à la rencontre d’une jeune femme sublime qui vous attendra à l’entrée d’une boutique de vêtements de luxe. Que faut-il penser de tout cela ?

C’est une sensation étrange pour vous d’agir sans vraiment comprendre ce qui se passe autour de vous. Que dirait votre professeur de marketing ? Pourtant, vous avez envie de sourire. Cet instant ne durera pas longtemps avant l’arrivée massive des doutes et, peut-être, des regrets. Il faudra sûrement s’expliquer, se justifier... mais, pour le moment, il fait beau et Lucie vous attend.

Vers 11h20, vous vous regardez dans un miroir en ajustant un superbe costume marron, taillé dans une étoffe (laquelle ?) hors de prix, qui vient recouvrir une chemise en soie à fines rayures (qu’il faudra s’efforcer de ne pas tâcher à table), pendant que Lucie examine avec les vendeurs une dizaine de cravates que, de toute façon, vous ne saurez pas nouer tout seul.
A 11h45, vous recevez un nouvel appel de Greg. L’ambiance au bureau semble détestable. Miller surveille tout le monde et Pierre Maroni a juré de virer toute l’équipe en cas d’échec de la réunion. Non, vous ne reviendrez pas. Désolé, Greg.

Vers 13h30, vous finissez de déjeuner avec Lucie dans une de vos brasseries préférées. Vous parlez d’avenir : très proche (le dîner de ce soir), un peu moins proche (les jours à venir) et plus lointain... Peut-être que Pierre Maroni reviendra vers vous mais, au fond, ça ne vous semble plus très important. Vous avez des idées et de l’énergie à revendre avec, aussi, quelques économies et des personnes qui vous feront confiance. Lucie vous regarde et vous écoute en souriant. Elle vous répète à plusieurs reprises de ne pas prendre trop de risques mais vous sentez qu’elle vous soutient.
« Moi aussi je pourrai t’aider » et elle vous explique, à demi-mots, que le repas de ce soir pourrait presque devenir un premier dîner d’affaires. « C’est beau, les yeux d’une femme. Ça fait presque oublier tout le reste. »

A 13h45, en quittant le restaurant, vous proposez à Lucie de passer par votre appartement, histoire de déposer vos sacs et de vous « reposer un peu ». Mais, pour une fois qu’elle vous tient pour elle seule toute une après-midi, elle préfère vous emmener faire les boutiques. « Pour le reste, on verra ce soir, d'accord ? »
« Dommage mais bon... j’adore qu’on s’occupe de moi. »

 

 

            Vers 15h20, entre deux habillages, vous essayez quand même de joindre Greg. Il ne répond pas et vous ne laissez pas de message. L’espace d’un instant, une gêne (un remord ?) a envahi votre esprit. Non pas à propos de l’agence ou de Pierre Maroni... Vous pensez à votre équipe. Avec eux, vous teniez bien le dossier et vous auriez pu vous défendre alors que maintenant... Peut-être aurait-il suffi d’attendre un peu. Obéir d’abord mais ne rien pardonner ensuite. Et protéger l’équipe.
Qu’auriez-vous pensé à la place de Greg, de Roland, de Jessica... ? Que pensent-ils de vous en ce moment ? Que faut-il penser ? Que fallait-il faire ? 16h30, vous voilà maintenant avec des sacs dans chaque main. Impossible de téléphoner.

Il fait encore très beau pour la saison. Vous insistez pour faire une pause et profiter du peu de soleil qui va encore briller cette après-midi. Vous vous installez avec Lucie sur un banc au milieu du parc. Il commence à y avoir du monde : des passants plus ou moins pressés, un jongleur, un musicien, des petits chats. Just a perfect day et pourtant...

« - Tu es quand même inquiet pour Artefact, c’est ça ?
- Oui... c’est peut-être un coup du sort ou un coup de chance. En tout cas, hier à la même heure, je n’aurai jamais imaginé un dénouement pareil.
- On manque toujours d’imagination face à la vie. C’est ce que l’on se dit tous les jours au tribunal. On n’imagine jamais assez tout ce qui peut arriver d’imprévu dans une seule journée... Tu penses que Miller a vraiment pu te laisser un message hier soir ?
- Je n’ai rien compris à ce qu’il a voulu faire ou dire mais, du moment qu’il prétend que je lui ai répondu, c’est évident qu’il a menti et qu’il a monté toute cette histoire.
- Mais on peut, peut-être, chercher d’autres explications.
- Laquelle ? Tu vois quelque chose de cohérent qui pourrait vraiment expliquer un gâchis pareil ?
- Non... je ne crois pas. »

Vers 18 heures, vous êtes seul chez vous. Vous avez soigneusement déposé dans votre frigo la bouteille de vin grand cru (quel nom déjà ?) que Lucie a choisie pour vous chez un caviste comme cadeau à offrir à ses parents. Vous rangez soigneusement vos nouvelles affaires et vous commencez à vous apprêter pour le grand dîner de présentation. Vous n’avez pas beaucoup de temps avant de partir mais vous ressentez le besoin de vous poser, seul, quelques minutes. Que fallait-il faire ? Que faut-il penser ? Que restera-t-il de tout cela demain ou dans un mois ?

Quels projets pouvez-vous réellement faire ? Quelles surprises peuvent encore vous tomber dessus ? Et Greg, comment va-t-il ? Lui non plus ne mérite pas ce qui lui arrive. Et encore, comment pouvez-vous vous plaindre en pensant à lui ? « Je ne me plains pas. Je réfléchis. »

Lucie vous aime, vous en êtes sûr, mais tout se passera-t-il comme prévu ce soir, demain... Si seulement il existait un moyen de savoir. Vous en deviendriez presque superstitieux. « Oui, je finirai un jour avec une patte de lapin dans la poche. Allez, c’est l’heure ! » Vous finissez de vous habiller et vous partez rejoindre Lucie avec votre nouvelle cravate soigneusement roulée dans votre poche. « J’adore qu’on s’occupe de moi. »

Comme chaque soir, dans le hall de votre immeuble, vous trouvez des journaux déposés au fil de la journée par les résidents. Pourquoi ne pas jeter un coup d’œil à votre... horoscope ? Non, ça serait absurde... Ceci dit, vous y trouveriez peut-être un... message. Allez, juste un coup d’œil sans vous mettre en retard et, n’oubliez pas, vous êtes Bélier.