Je reste discuter avec Greg

            « - On va prendre un sandwich ? Un vrai.
- OK, je te laisse prévenir ta copine et on se rejoint en bas.
- T’aurais pas une excuse à me prêter ?
- Dis-lui que t’es en garde à vue pour coups et blessures mais que tu seras relâché dans l’après-midi. »
Greg sort de la salle de réunion. Vous échangez quelques amabilités avec les personnes encore présentes et vous sortez vous isoler dans le couloir.

Vous prenez votre téléphone et vous appelez Lucie en vous efforçant d’être convaincant.
« - Il va si mal que ça, ton ami ?
- Ça, je ne le sais pas encore mais il n’a vraiment pas l’air bien. Ne t’inquiète pas, j’arrive d’ici une petite heure. »
Vous rejoignez l’ascenseur et vous descendez les huit étages pour rejoindre la terrasse au soleil où, en été, vous aimez bien descendre travailler avec votre équipe.

« - Par contre, Greg, j’ai laissé mes affaires là-haut alors c’est toi qui régale.
- OK, j’ai déjà commandé mais tu pourras toujours alourdir l’addition.
- Alors ?
- Alors je ne m’en sors pas... On m’a déjà ouvert deux fois le bide et, à chaque nouvel examen, on me trouve encore des nodules... Ça revient tout le temps.
- Que te dit le médecin ?
- Qu’il faut surveiller... Surveiller toujours puis opérer si besoin ou alors...
- Ou alors quoi ?
- Ou alors me retirer la quasi-totalité de l’estomac.
- M... Et on peut vivre normalement comme ça ?
- On peut vivre, c’est déjà ça. Pour le reste... disons que je suis en train de me renseigner.
- Et c’est toi qui va décider ?
- Je ne pense pas avoir vraiment le choix... J’en peux plus de me dire que je fabrique mon propre poison. Du moment que je dois voir un médecin (ce qui arrive assez souvent), je ne dors pas pendant deux nuits. Je flippe au moindre mal de ventre... Je n’ose presque plus rien avaler... Tiens, voilà ton sandwich.
- Merci. Et toi ?
- Pas faim.
- Tu as des douleurs en ce moment ?
- Non mais... c’est presque plus inquiétant que quand j’en ai. J’ai la trouille... La trouille de souffrir, la trouille de mourir, la trouille de devoir tout abandonner pour rester en vie.
- C’est un gros combat à mener mais tu peux...
- Arrête, ça c’est les conneries qu’on entend dans les médias pour valoriser les gens qui n’en mènent pas large. Un combat contre qui ? J’ai rien demandé, moi. J’avais d’autres projets que de vivre à deux à l’heure et de bouffer à la paille pour le restant de mes jours !
- Je sais...
- Et avec ça, je vais peut-être mener une carrière et fonder une famille ? Quand on tombe malade à soixante piges, on peut s’appuyer sur ce qu’on a déjà construit mais, moi, qu’est-ce que j’ai ? Je vais retourner me faire dorloter par ma mère comme un gamin ?
- Je ne sais pas...
- Tu sais, je prends le temps de réfléchir en ce moment... On vit une époque formidable mais on a vraiment intérêt à rester entier sinon tout va trop vite. On se fait écraser. Si tu es entier, tu profites de tout mais c’est tellement évident qu’on n’y pense même pas. Essaie de traverser la ville ne serait-ce qu’avec une jambe dans le plâtre. Va faire les courses ou conduis ta bagnole avec un bras en moins. Essaie de te concentrer sur ton boulot avec l’estomac qui fabrique des perles... Maintenant, évidemment que je suis conscient qu’il y a plus malheureux que moi et que je devrais m’estimer heureux de faire partie de ceux qui, face à ce genre de problème, ont une chance de s’en sortir mais bon... Quitte à avoir de la chance, j’aurais aimé l’avoir toute entière. »

Vous écoutez votre ami Greg sans savoir quoi dire. De toute façon, de quoi a-t-il besoin ? De conseils, de compassion, d’encouragements... que pouvez-vous lui apporter tout en mangeant votre sandwich ?

Vous l’écoutez en vous disant que ça lui fait sûrement du bien et que, de toute façon, vous ne voyez pas quoi faire d’autre. Vous n’osez même pas lui promettre qu’il pourra toujours compter sur vous : ça semblerait ridicule. Greg semble avoir énormément réfléchi ces derniers temps, faute sûrement de pouvoir dormir. Il a besoin de donner ses conclusions à quelqu’un. Pour l’instant, il n’y a qu’à hocher la tête.

 

 

            « Je suis encore retenu au bureau pour une petite heure. Ne t’inquiète pas, je te rappelle. » 16h15... Comment en êtes-vous arrivé à écrire ce message ? Très simple : la conversation avec Greg s’est étirée plus longtemps que prévu et, en remontant à l’agence chercher vos affaires, vous êtes tombé nez à nez avec Pierre Maroni qui rassemblait toute votre équipe et François Miller pour le fameux débrief de 16 heures. Dommage... D’un autre côté, cette réunion allait vous permettre de régler vos comptes plus rapidement que prévu.

« Très bien. Je vous ai donc réuni pour faire une rapide analyse de la réunion d’aujourd’hui. Je vais me permettre de donner d’abord mon point de vue, après quoi je vous laisserai la parole. Pour ma part, cette réunion demandée hier soir à la dernière minute était clairement un piège. Un piège de qui ? Pourquoi ? Tout simplement un piège de ceux qui ne se sont pas remis que le dossier Artefact ait été attribué à une agence moins... grande et prestigieuse que les agences habituées à travailler avec les ministères. J’ai quelques idées en tête de concurrents directs qui ont des contacts au sein du conseil d’administration d’Artefact mais bon... Ce n’est pas le moment de répondre à ce type de question. Il était donc important – indispensable même – d’apparaître solide et crédible aux yeux de ceux qui nous ont fait confiance. Et, sur ce point, je suis très sa-tis-fait. Nous avons répondu présents sans nous démonter et nous avons imposé nos compétences. Cela doit rester notre impression générale à tous. Maintenant, je sais que cette réunion a aussi provoqué quelques dissensions au sein de notre équipe. C’est pourquoi je vais vous laisser la parole en vous demandant de garder à l’esprit que cette réunion à été une épreuve collective, pénible pour tous, mais que nous avons franchi l’obstacle tous ensemble. »

Une fois les choses présentées de cette manière, vous ne savez pas vraiment comment poser vos rancœurs sur la table. C’est finalement François Miller qui prend la parole.

« Comme l’a dit monsieur Maroni, je ne souhaite pas remettre en cause la réussite globale de cette réunion mais je voudrais souligner quelques dysfonctionnements qui, à terme, finiront par nuire à la réussite de ce projet qui est vraiment vital pour le développement de l’agence. Vous le savez, j’ai l’expérience de structures beaucoup plus grandes et j’ai vraiment l’ambition d’emmener cette agence à augmenter ses capacités dans tous les domaines. Et je sais que cela ne se fera pas sans une attitude beaucoup plus professionnelle de la part de personnes auxquelles nous souhaitons confier des responsabilités... Je voudrais d’ailleurs que la personne à laquelle je pense cesse de taper son message au moins pendant que je parle. »

16h15, vous fermez immédiatement votre téléphone.
« - Bien, comme je vous le disais, sans remettre en cause les compétences dont vous avez fait preuve aujourd’hui et que nous connaissons tous, j’ai clairement trouvé votre attitude... personnelle et peu sérieuse et j’aimerai que vous vous en expliquiez.
- Pourquoi pas ? Disons que, depuis ce matin, je n’ai fait que m’adapter. Je n’ai eu le temps de rien préméditer puisque je n’étais strictement au courant de rien !
- Calmez-vous et expliquez-nous.
- Comment voulez-vous que j’explique puisque monsieur Miller n’a même pas cru bon de me prévenir lui-même de cette réunion ?
- Comment ça ?
- Une réunion est planifiée en urgence sur le dossier Artefact et j’ai été prévenu ce matin à 7 heures par les indiscrétions de mes collègues qui se demandaient si, par hasard, monsieur Miller n’avait pas oublié quelque chose.
- Ce que vous dites est totalement faux, je vous appelé dès hier soir pour vous prévenir de cette réunion. Je vous ai même demandé votre avis et vous m’avez répondu que vous seriez prêt.
- Mais de qui vous moquez-vous, monsieur Miller ? Vous saviez très bien que je ne devais pas venir aujourd’hui puisque c’est vous-même qui m’avez signé mon autorisation de RTT la semaine dernière. Rien d’important n’était prévu.
- Mais évidemment puisque le secrétariat d’Artefact n’a contacté monsieur Maroni que... Attendez une minute. Vous m’accusez de vous avoir délibérément caché la date de la réunion et, même, de l’avoir placée un jour où je savais que vous ne viendriez pas ? C’est de cela que vous m’accusez ?
- Avant d’accuser qui que se soit, je cherche à comprendre les dysfonctionnements graves qui auraient pu transformer cette réunion en un véritable fiasco ! Je le répète : vous ne m’avez pas tenu au courant de cette réunion.
- Mais dans quel but aurais-je fait cela ?
- Peut-être que mon travail ou mon attitude à votre égard ne vous semblent pas satisfaisants.
- Et donc j’aurais sciemment torpillé la réunion pour me débarrasser de vous ? Monsieur Maroni, avec quel genre de personnes travaillons-nous ? Vous ne supportez peut-être pas l’autorité, jeune homme, mais ce que vous nous dites maintenant est au bord de la paranoïa ! D’autant plus que je le répète avec autant de force que vous : vous étiez bien au courant de la réunion et vous m’avez transmis une réponse dont je m’empresserai de retrouver la trace. Je ne sais pas si vous êtes dépassé par votre mauvaise foi ou si vous êtes carrément amnésique mais il est évident que, à court terme, vous représenterez un véritable danger pour la crédibilité et la réputation de cette agence ! »

A partir de ce moment-là, la discussion devint totalement incontrôlable. Martin et Jessica se levèrent pour prendre votre défense comme quoi, depuis le début, vous étiez le seul à avoir défendu honnêtement la progression du dossier. Vous-même, vous avez traité Miller de « caporal minable » et Greg a fustigé son « orgueil de petit chef ». Vous étiez hors de vous, au point de ne même pas sentir votre téléphone qui vibrait dans votre poche. De l’autre côté de la table, vous n’aviez jamais vu Miller, toujours si froid et calme d’habitude, dans un tel état de colère. Pierre Maroni essayait vainement de calmer tout le monde... jusqu’à ce qu’il se décide à taper du poing sur la table pour mettre fin à la réunion.

« Taisez-vous tous maintenant ! Bien... Vous n’imaginez pas à quel point je suis déçu de la scène à laquelle je viens d’assister. Aucun d’entre vous ne semble capable d’analyser sereinement la situation dont nous sommes tous victimes : je vais donc le faire à votre place. Il n’est évidemment plus question de réunion. Dès demain, vous serez tous reçus séparément dans mon bureau pour m’expliquer une ultime fois votre point de vue sur cet incident. Après quoi il me semblerait raisonnable de prendre des décisions définitives pour que ce type de spectacle ne se reproduise plus jamais au sein de mon agence. Sortez tous, la journée est terminée. Et je ne veux entendre aucune amabilité raisonner dans les couloirs ni même dans l’ascenseur. Finissez de vous entretuer dehors, si vous y tenez, et à demain ! »
Miller ramassa ses affaires et fut le premier à quitter, sans un mot, la salle de réunion.

 

 

            « - Quelle heure est-il ?
- Bientôt 18 heures, tu n’auras jamais le temps de te préparer.
- Mais si, ne t’inquiète pas.
- J’ai justement passé toute la journée à t’attendre et à « ne pas m’inquiéter ». Maintenant que tu as cinq minutes à m’accorder, j’aimerais pouvoir en faire quelque chose d’utile.
- Regarde dans mon placard, tu trouveras sûrement un costume qui fera l’affaire. »
Après la réunion, vous êtes resté discuter un moment avec Greg, Martin, Jessica et Roland. Vous les avez chaleureusement remerciés pour leur soutien pendant la réunion et vous vous êtes tous souhaité bon courage pour la journée de demain qui sera probablement... décisive. Vous avez même chambré Greg en lui disant que, en ce moment, il avait bien besoin de ce genre d’ambiance pour ne pas trop penser à ses problèmes. « Oui, je pense que ça me manquera... En tout cas, je compte bien bouffer Miller avant de me faire opérer. »

En sortant – enfin – de l’agence, vous aviez rappelé Lucie mais elle contenait de plus en plus difficilement sa... nervosité. Vue l’heure (le dîner étant prévu à 19 heures), vous avez convenu d’     abandonner l’idée de faire les boutiques : elle est venue directement vous rejoindre chez vous pour voir ce qui, dans votre garde-robe actuelle, ferait le meilleur – ou le moins mauvais – effet possible. Elle vous apporta quand même une chemise qu’elle avait achetée pour vous durant l’après-midi... mais qui était trop grande.

« - Décidément, rien dans cette journée n’aura fonctionné comme prévu.
- Crois-moi, Lucie, je suis vraiment le premier à le regretter. Si j’avais imaginé tout ça en me levant ce matin...
- Oui mais ta journée n’est malheureusement pas terminée. J’espère qu’il te restera suffisamment d’énergie pour penser à tout ce que je t’ai expliqué.
- Je ferai de mon mieux.
- Commence déjà par aller te rafraîchir, te raser et te re-coiffer.
- Oui, chef.
- Et même si tu es fatigué, fais attention à ne pas t’endormir dans ton assiette.
- Aucun risque. J’ai juste avalé un sandwich après la réunion : je meurs de faim et je ferai honneur à la cuisinière.
- Bon... Alors contrôle-toi aussi de ce côté-là.
- Tu sais quand même qu’il existe des choses plus graves dans la vie ? J’ai partagé les confidences d’un ami malade, je risque, dès demain, de perdre mon boulot.
- Oh oui, ne t’inquiète pas pour ça. Je peux même te dire que c’est dans ces moments que les soins portés aux détails sont les plus importants. Ils t’occupent l’esprit et te libèrent des grandes angoisses.
- Eh bien... Tu sembles avoir sérieusement réfléchi à la question.
- Réfléchir me semble un bien grand mot... Voilà, ta tenue est prête. Tu as une cravate acceptable ?
- Regarde celles qui sont nouées sur les cintres.
- Super... Je te jure que, si jamais je t’aime encore à la fin du repas, je vais reprendre toute ton éducation vestimentaire...
- J’adore qu’on s’occupe de moi.
- Et le vin ? Tu as pensé à prendre du vin ?
- Quoi ? Parle plus fort, je me rase.
- Est-ce que tu as une bonne bouteille de vin à apporter pour le repas ?
- Euh... regarde ce qui reste dans le carton de six qui est sous l’évier.
- Bon, quelle heure est-il ?
- Quoi ?
- Je file chez le caviste. Habille-toi tout seul et on se rejoint directement devant chez mes parents. »
Des bruits de pas. La porte claque. Vous contemplez votre œil hagard dans le miroir de la salle de bains. « Décidément, il est écrit quelque part que je ne comprendrai pas tout aujourd’hui. »

 

Mais écrit où ? Au point où vous en êtes, vous prenez le temps d’allumer votre ordinateur pour aller chercher un site de voyance dont vous aviez entendu parlé. Non, tiens, un horoscope gratuit. Qu’y avait-il d’écrit dans celui d’aujourd’hui ? N’oubliez pas, vous êtes Cancer.

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