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Je reste faire les boutiques avec Lucie

            Vous terminez tant bien que mal votre repas. Lucie essaie de pallier votre absence de conversation en vous prodiguant quelques conseils de maintien pour ce soir... mais elle sent bien que votre esprit est ailleurs. Vers 13h50, le serveur vous énonce la liste des desserts lorsque votre téléphone sonne une nouvelle fois. Vous réfléchissez avant de décrocher.
« - Qui est-ce ?
- Pierre Maroni.
- Tu vas répondre ?
- Je ne pense pas.
- Tu prendras un dessert ?
- ...
- Deux cafés et l’addition, s’il vous plait.
- Bien, madame. »

13h52, nouvelle sonnerie. Vous décrochez. Vous avez un nouveau message... « Oui, ici Pierre Maroni. Rappelez-moi à l’instant-même où vous aurez ce message. » Silence. Regards.

« - Alors ?
- Je dois rappeler le bureau dès que... possible.
- Pas d’info sur le déroulement de la réunion ?
- Aucune info sur quoi que ce soit.
- Qu’est-ce que tu vas faire ?
- Deux solutions. Soit Greg n’a dit à personne qu’il m’avait mis au courant et je pourrai jouer l’imbécile qui ne savait rien. Soit...
- Soit quoi ?
- Soit ça va être ma fête et je peux déjà envisager mon licenciement pour faute grave. Super pour évoluer dans le métier...
- Autrement dit, tout repose sur Greg.
- Oui, mais j’ai vraiment du mal à croire qu’il m’ait joué un sale tour, d’autant plus avec Miller.
- Tu penses qu’il aura su gérer la réunion ?
- Sincèrement ? A moins qu’il ne se soit préparé à l’avance, il a dû lui manquer la moitié des infos et, même avec ses blagues et son accent du Sud-Ouest, je ne pense pas qu’il ait tenu le choc face à des interlocuteurs aussi coriaces et vicieux que les représentants d’Artefact. Ce sont des politicards, ils ont... un sens aigu du détail et de la controverse.
- Donc, tu ne penses qu’il aurait eu intérêt à te piquer la réunion.
- Lui, non. Surtout avec ses problèmes de santé.
- Appelle-le pour savoir ce qu’il a dit aux autres.
- Ça me gêne un peu mais... je vais essayer de le joindre. »
Greg ne répond pas. Vous ne laissez pas de message.

« - Quelle heure est-il ?
- Environ 14 heures.
- Je vais rappeler Pierre Maroni.
- Pour lui dire quoi ?
- Je vais improviser...
- Tu ne préfères pas qu’on sorte du restaurant ?
- Non, plus ça fera impromptu et plus j’aurai de chance d’être pris au sérieux.
- C’est bien, tu réfléchis vite.
- J’espère que ça suffira. Tu vas pouvoir suivre mon lynchage en direct... Oui, bonjour monsieur Maroni. Que se passe-t-il ? Je viens d’avoir trois messages pour... Mais je suis dans un restaurant à... Mais je suis en RTT comme... Je n’ai pas consulté mon portable car il n’y avait absolument rien de prévu aujourd’hui. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de réunion ?... Non, monsieur Miller m’a signé ma demande de RTT la semaine dernière et il ne m’a jamais parlé de... Quoi ?... Mais je ne sais pas comment l’expliquer, vous pensez bien que si j’avais été au courant de quoi que ce soit je me serai présenté dès huit heures ce matin... Je ne comprends pas de quoi il parle, je ne vois pas quoi vous dire d’autre... Non, je ne suis pas en ville et je suis pris dans des obligations... Mais évidemment, si j’avais été au courant ce matin, je me serai rendu disponible... S’il y a quelque chose que je peux faire cette après-midi, dites-le moi... Demain matin, sans aucun problème... Mais j’espère bien qu’il y aura des explications, cela fait deux mois que je travaille sur ce dossier... Evidemment... Je suis abasourdi, je ne sais pas quoi vous dire d’autre... Je vais immédiatement appeler Greg... monsieur Azam pour qu’il me fasse un compte-rendu précis de tout ce qui aura été dit et nous réagirons dès demain matin... Il est hors de question de... Au revoir, monsieur Maroni. »

 

 

            Votre café est arrivé. Vous re-posez votre téléphone en soupirant.
« - Alors ?
- Bonne nouvelle, Maroni n’était au courant de rien. Mauvaise nouvelle, la réunion a complètement dérapé... Pauvre Greg. Il a fait ce qu’il a pu mais il a été rapidement dépassé. Les représentants d’Artefact nous ont pris pour des guignols et Pierre Maroni pense que l’on va perdre la totalité du dossier... Ses premiers mots ont été : « Je fais actuellement un effort surhumain pour vous parler calmement. » Autant dire que les autres ont dû déguster. Pauvre Greg...
- Il a tout pris sur lui sans te dénoncer... C’est vraiment fort de sa part.
- J’essaierai de le rappeler tout à l’heure pour avoir les détails... et m’excuser, surtout.
- Cette histoire semble totalement débile... Tu étais persuadé que Miller t’avais éjecté du dossier pour placer quelqu’un d’autre mais, manifestement, il n’avait aucune solution de rechange.
- Oui... il a improvisé et il s’est planté avec tout le monde. Et je pense que Pierre Maroni n’a pas dû l’épargner après la... débâcle.
- Mais alors, c’était quoi son idée ? Qu’est-ce qu’il a dit à Maroni ? Sur le message qu’il t’a laissé, il a dit que tu n’étais pas obligé d’accepter cette réunion.
- En fait, d’après ce que j’ai compris du message de Greg et de ce que m’a dit Pierre Maroni, Miller affirme qu’il m’a appelé hier soir pour m’annoncer que les représentants d’Artefact souhaitaient une réunion d’urgence et que je lui aurais répondu que j’étais d’accord pour ce matin. Et, tiens-toi bien, Maroni m’a balancé : « J’ai sous mes yeux un message écrit de votre part sur le téléphone de monsieur Miller confirmant que vous preniez en charge la réunion de ce matin. »
- Quoi ?
- Oui... Soit je frôle la schizophrénie... Soit on est en pleine science-fiction. En tout cas, si je ne trouve pas une explication, ça risque fort d’être ma fête dès demain matin.
- Tu crois que Miller aurait pu se fabriquer un faux SMS ?
- Ça... Connaissant le personnage, ça me semblerait totalement délirant. Ce n’est pas du tout son style...
- Est-ce que quelqu’un aurait pu écrire le SMS à ta place ?
- Qui ? Pourquoi ? Un gamin qui aurait voulu faire une blague ?
- Si tu fréquentais un peu plus les tribunaux, tu verrais mieux le nombre de sales coups et d’escroqueries qui passent par les téléphones portables... Attends, je crois que je commence à comprendre.
- Comprendre quoi ?
- Laisse-moi réfléchir... On s’est retrouvés hier soir à la fête d’Yvan... et tu avais perdu ton téléphone portable.
- Non, je l’avais oublié sur une table et c’est toi qui me l’as rendu.
- Oui mais ce n’était pas moi qui l’avais retrouvé... Je suis arrivée chez Yvan ; j’ai croisé Anne-Laure qui m’a dit que vous aviez discuté ensemble et que tu avais laissé ton téléphone sur la table. Elle m’a demandé de te le rendre parce qu’elle devait partir plus tôt que prévu.
- Oui mais...
- Entre le moment où tu es arrivé et le moment où je t’ai retrouvé... Il est possible qu’Anne-Laure soit restée plus d’une vingtaine de minutes avec ton téléphone.
- Oui mais...
- Imagine que Miller t’ait appelé à ce moment-là... Ou imagine que tu n’aies pas entendu l’appel de Miller et que ce soit elle qui ait consulté ta messagerie... Elle fait quoi, comme boulot, cette fille ?
- Elle bosse chez Condorcet Développement.
- Est-ce qu’ils étaient en concurrence avec vous sur Artefact ?
- Oui mais elle n’était absolument pas concernée par le dossier. C’était Pierrick Delgado qui...
- Oui mais tu m’as expliqué à quel point les autres agences ont été écœurées du fait que vous ayez récupéré le dossier. Artefact, c’est un budget énorme et la porte ouverte dans plusieurs ministères, non ?
- Oui mais...
- Crois-moi, j’ai déjà vu des coups beaucoup plus tordus pour des affaires beaucoup moins juteuses que celle-là.
- Elle aurait été au courant de tout et elle aurait tout fait exprès...
- Ou, plutôt, elle connaissait tout le contexte du dossier Artefact et, par chance, elle aurait trouvé une opportunité de chambouler tout le dossier.
- Elle aurait récupéré mon téléphone... consulté ma messagerie, rédigé et envoyé une réponse à ma place...  Ensuite, elle aurait effacé les deux messages et elle t’aurait rendu le téléphone comme si de rien n’était... Tout ça en moins de vingt minutes ?
- Tu sais, devant une situation favorable, les gens improvisent très vite, crois-moi. Et beaucoup ne sont pas étouffés par leurs scrupules, surtout dans le monde des affaires.
- C’est incroyable...
- Etonnant mais pas incroyable et, d’après ce que j’ai compris, ça a surtout été diablement efficace.
- On se serait tous fait rouler : moi, Miller, Maroni...
- C’est une explication qui remettrait toute l’affaire en place.
- Mais c’est illégal !
- Pour peu que tu arrives à prouver quelque chose, oui. Mais ça m’étonnerait qu’Anne-Laure veuille bien reconnaître quelque chose.
- La s... On ne peut vraiment rien faire ?
- Tu peux déjà proposer cette explication à Pierre Maroni demain matin. Ça te sauvera peut-être...
- Pas si le dossier est définitivement perdu. Mais, s’il ne nous vire pas tous demain, on saura dans quelle direction regarder...
- Peut-être que la compétition Artefact n’est pas complètement terminée et qu’elle est beaucoup plus dure que tu l’imaginais.
- Je me suis braqué sur Miller et j’ai foncé droit dans le mur.
- Tout n’est peut-être pas encore perdu. D’ici demain, tout le monde aura le temps de se calmer et de réfléchir.
- Je suis quand même convaincu que je n’ai pas eu la bonne attitude vis-à-vis de mon équipe. Surtout vis-à-vis de Greg...
- Aujourd’hui, personne n’a compris ce qui s’est vraiment passé. Demain, ça ira mieux... Puisque tu ne fonces pas à l’agence, tu as encore le temps de faire quelques boutiques, non ?
- Euh... dans le feu de la conversation, j’ai quand même dit à mon boss que je n’étais pas en ville alors que, en fait, je suis à moins de dix minutes du bureau. Je crois donc que je vais remonter sur mon vélo, enfoncer mon casque jusqu’au cou et rentrer vite me planquer chez moi jusqu’à ce soir... Et puis je dois quand même appeler Greg.
- D’accord, tu as gagné : tu as encore trouvé une excuse et ça ira pour cette fois... Tu as ton costume, c’est le plus important. Je m’occuperai du reste et on se retrouvera devant chez mes parents.
- Quel reste ?
- Tout ce à quoi tu devras apprendre à penser tout seul sans que je te l’explique. A tout à l’heure et sois quand même prudent sur la route. »

 

 

            Il est presque 18h30 et vous vous baladez en sous-vêtements dans votre appartement. Vous allez être en retard mais vous perdez un temps fou à essayer de remettre en place les pièces du puzzle de la journée. Cela semble totalement fou mais... l’hypothèse de Lucie semble malheureusement la plus plausible. C’est même la seule qui apparaît un temps soit peu cohérente pour expliquer le fiasco d’aujourd’hui...
Comment expliquer ça demain matin à Pierre Maroni et ne pas passer pour un naïf ou un imbécile ? Comment ne pas se contenter d’expliquer et proposer un plan de récupération pour sortir de l’échec ? Et Greg ? Vous lui avez laissé une douzaine de messages sur tous les supports possibles... Ne pas oublier le dîner de ce soir...

Le téléphone de votre appartement sonne à 18h35. Vous décrochez sans trop réfléchir : vous n’êtes pas sensé être ailleurs aujourd’hui ?
« - Allo... Allo ?
- Oui, Grégoire Azam à l’appareil...
- Ah Greg, comment ça va mon vieux ?
- Bof... Alors, t’as des révélations à faire ?
- Ben j’ai discuté avec Lucie et je pense qu’on s’est faits avoir sur toute la ligne depuis hier soir.
- Ah bon ? Et par qui ?
- Anne-Laure Lorenzi, une copine qui bosse chez Condorcet et qui a mis la main sur mon téléphone, hier soir.
- M..., c’est elle qui aurait intercepté le message de Miller ?
- Probablement et qui aurait aussi répondu à ma place comme quoi j’acceptais la réunion de ce matin.
- Mais c’est de l’espionnage industriel ! Du sabotage !
- Oui... je pensais que tu trouverais des expressions plus vulgaires que ça.
- Désolé, je suis vraiment... à plat ce soir.
- Oui, je t’ai laissé tout prendre dans la figure. Je suis vraiment désolé, tu sais ?
- Non, tout est de ma faute. C’est moi, ce matin, qui t’ai mis dans la tête que Miller allait essayer de t’enfler. J’aurais dû simplement te dire : « Je ne sais pas ce qu’il se passe. Dépêche-toi de venir. » Mais non, j’ai voulu analyser la situation et voilà... Tout est parti en vrille et c’est toi qui vas devoir ramasser les morceaux.
- Oui mais tu vas m’aider. On va tout reprendre.
- Non, désolé. Je raccroche dès demain... Je n’ai plus la santé... Je n’ai peut-être plus grand-chose d’ailleurs.
- Tes analyses, c’est ça ?
- C’est ça et tout le reste. Je ne suis plus capable de me battre sur deux fronts. Je ne l’ai peut-être jamais été...
- Tu as fait face et tu n’as même pas dit que j’avais été mis au courant. Faut quand même que je te remercie pour ça.
- Eh bien disons que c’est la seule chose que j’aurais réussi aujourd’hui.
- Ne sois pas trop dur avec toi... On s’est tous fait avoir et moi le premier.
- Eh bien vous vous battrez pour moi. Je n’ai plus le moral... et mon corps n’a plus envie de me suivre. De toute façon, il y avait des trucs bizarres écrits dans mon horoscope. Jette un coup d’œil, je te l’envoie sur ton ordi... »

18h40... 18h50... La conversation se poursuit alors que vous devriez déjà être dans votre voiture. Votre téléphone portable ne va pas tarder à vrombir lui aussi mais, pour l’instant, vous essayez de réconforter votre camarade en parcourant l’horoscope du jour. Profitez-en pour jeter un petit coup d’œil à votre signe. N’oubliez pas : vous êtes Sagittaire.

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