« Enc... de Miller ! »
Non, restez poli. Vous avalez d’un trait ce qu’il vous reste de café et vous vous levez pour vous resservir. Avec une biscotte. Vous essayez d’abord de reconstituer les principaux éléments de la situation...
Pierre Maroni, le directeur de votre agence, vous a attribué personnellement, il y a deux mois, la conduite du projet Artefact : un plan de communication colossal en vue de l’inauguration officielle du nouveau quartier des sciences et de la culture.
Les investisseurs, les constructeurs, les architectes, la mairie, le ministère... toute la com’ doit être gérée et planifiée pour que personne ne soit oublié. Avec, évidemment, toute une campagne promotionnelle destinée au grand public, aux futurs acheteurs, commerçants, artistes, chercheurs... Bref, du jamais vu dans l’histoire de l’agence. Pierre Maroni avait dû mener en personne la bataille pour décrocher l’appel d’offres... et autant dire que, après l’avoir gagné, il était plutôt fier de lui.
Et ça fait justement deux mois que Miller, votre chef de service, vous fait personnellement la gueule. D’abord, vous aviez pensé que c’était une manière de vous stimuler mais...
De toute façon, en quelques semaines, vous avez établi un devis presque complet, affiné l’ensemble du concept, développé une stratégie progressive, un logo, une charte graphique, un slogan... bref, tout le package en un temps record... Et, ce matin, vous apprenez à 7h10 que Miller a calé la réunion de validation avec les membres du comité d’organisation le seul jour où vous aviez prévenu ne pas pouvoir être là !
Evidemment, vous attendiez cette réunion mais pas avant une dizaine de jours.
« Tout n’est même pas bouclé et il veut quand même faire la présentation et obtenir les validations... Il est prêt à balancer le projet en urgence, tout ça pour pouvoir m’écarter. Quel... » La deuxième tasse de café glisse doucement mais vous n’y faites pratiquement plus attention. Avec la biscotte.
« D’un point de vue strictement professionnel, c’est totalement incohérent... Ou alors c’est qu’il a déjà tout prévu. Mais comment ? Et avec qui ? » Vous arpentez le parquet de votre appartement, en pyjama, en cherchant désespérément une réponse.
« Miller ne m’aime pas. D’accord. Mais il ne peut pas saborder Artefact pour autant. Ca serait du suicide. Il y laisserait sa tête... M... ma biscotte ! » Y compris aux toilettes.
« Il veut me piquer le dossier mais au profit de qui ? Qui, aujourd’hui, pourrait être présenté comme chef de projet aux clients et être immédiatement opérationnel. Lui-même ? Ou alors quelqu’un de l’équipe : Greg, Jessica, Fred, Martin, Roland... Mais ils n’ont pas une vue d’ensemble du dossier. A moins que... »
Vous consultez une nouvelle fois votre portable : aucun message non lu ou alors était-il arrêté quand Miller a appelé... Non, aucune importance. De toute façon, vous ne l’éteignez jamais. Bon, un troisième café. Encore une biscotte (attention, cette fois). « C’est évident qu’il a prévu quelque chose... Mais est-ce qu’il a le droit de récupérer mon boulot et me virer du dossier sans raison valable ? Probablement. Il faudrait que j’en parle à Lucie. »
Lucie est votre petite amie et, accessoirement, elle est avocate de profession. Une bonne copine qui, il y a trois mois, a accepté d’aller plus loin... Une femme à laquelle on a envie de s’accrocher. Elle était avec vous lors de la fête d’hier soir mais elle est rentrée plus tôt car elle avait une convocation importante à 8h30 ce matin. « 8h30... elle devrait être encore joignable. Ma... ma biscotte ! » Bon, une madeleine. Trois sonneries... C’est elle.
« Evidemment qu’il a le droit de t’éjecter du dossier. Tu le sais bien, aucun document ne te lie personnellement à Artefact ... Je sais mais, à part aux prud’hommes, la manière n’est vraiment pas un élément important ... Bon, réfléchis et décide-toi vite ... D’après moi ? Laisse-les faire et, demain au bureau, tu verras bien qui est dans le coup ... D’accord mais préviens-moi si ça tient toujours pour midi. Et pour cet après-midi aussi ... Oui, pour ce soir, je préfèrerais vraiment qu’on ait le temps de se voir avant, s’il te plait ... Je sais, fais ce que tu peux et laisse-moi un message. Je coupe mon téléphone pour la matinée ... Moi aussi. A tout à l’heure. »
Avec tout ça vous aviez oublié le dîner de ce soir. Rien de grave... juste votre première rencontre avec les parents de Lucie.
Des gens d’un certain niveau - d’un certain âge - et qui, d’après elle, ont beaucoup de mal à oublier la première impression que leur laisse une personne. Disons que c’est une famille dans laquelle une jeune femme bien élevée ne présente pas n’importe qui à ses parents... D’où l’idée (validée par Miller la semaine dernière) de prendre une journée entière pour préparer cela. En tout cas, de la part de Lucie, c’était une marque d’affection toute particulière. Le déjeuner de midi serait une sorte de coaching sur les arts et manières de la table et l’après-midi serait consacrée à une mise à niveau de votre garde-robe. C’est vrai qu’à part le costume-cravate-chemise du boulot... « En tout cas, tu n’as pas intérêt à débarquer avec ton col jauni ou ta veste à fils qui pendent, c’est clair ?... J’adore quand quelqu’un s’occupe de moi. »
Le moment semble donc venu d’élaborer ce qui ressemble à une véritable stratégie. Une partie d’échecs en temps strictement limité...
Vous revenez à votre point de départ et, assis devant votre tasse vide, vous entrevoyez trois possibilités :
- partir immédiatement au bureau, débarquer dans le bureau de Miller, exiger des explications et le report de la réunion ;
- profiter du peu de temps qu’il vous reste pour rassembler et compléter au mieux le dossier Artefact puis vous présenter à 11 heures en salle de conf’ n°3 comme si de rien n’était ;
- faire comme si vous n’aviez pas été prévenu et consacrer comme prévu votre journée à Lucie, histoire de laisser tomber les masques et de contre-attaquer dès demain matin.
Réfléchissez bien...
Je vais voir Miller.
Je prépare seul la réunion.
Je déjeune avec Lucie.