Je vais voir Miller

            « E... de Miller ! Désolé, je ne trouve pas d’autre mot. » Bon, d'accord. Vous êtes énervé, nous allons faire avec... La réunion est prévue à 11h00, vous vous donnez 25 minutes pour vous préparer.
Douche, rasage. Ensuite ? Veste, sacoche, ascenseur, taxi (inutile d’attendre le bus et ça vous fera évidemment plaisir d’ajouter la course à vos notes de frais habituelles).
À 8h45, vous êtes aux pieds de votre agence. « Qu’est-ce que ça roulait mal ce matin. Et j’ai même pas réussi à redormir un peu... Cette journée va être terrible d’un bout à l’autre. »

Miller est déjà là, vous le sentez. Il a tout calculé depuis le début. Ce n’est pas quelqu’un de stupide. Il est très pragmatique : il aime prévoir plusieurs solutions pour un même problème... Normalement, vous ne devez pas être encore au courant de la réunion mais il aura sûrement prévu le cas où vous auriez été prévenu par quelqu’un d’autre. A quoi s’attend-il ? Vous aurez probablement du mal à le surprendre. Accueil, « Bonjour », ascenseur. 8ème étage, porte à gauche, secrétariat.

 

« - Bonjour Mathilde, Miller est-il déjà arrivé ce matin ?
- Oui, bien sûr. Il est dans le bureau de M. Maroni.
- Je dois lui parler immédiatement.
- Mais, justement, M. Miller et M. Maroni ne souhaitent pas être dérangés jusqu'au début de la réunion de ce matin...
- Justement, je tiens à les voir immédiatement, s'il vous plaît !
- Mais je...
- Excusez-moi d'insister ! »

Vous faites rapidement comprendre à la secrétaire (qui s’appelle Mathilde... mais, en fait, vous n’en êtes plus très sûr) qu’elle ferait mieux de vous annoncer auprès de M. Maroni si elle ne veut pas que vous vous passiez de son autorisation. « Ah, il pensait se planquer chez le boss jusqu’à la réunion ? Eh bien on va tout mettre à plat devant lui ! On verra bien ensuite qui, de nous trois, prendra ses responsabilités. »

Vous êtes parfaitement conscient de jouer très gros sur ce type d’intervention mais bon... l’heure n’est plus aux calculs (du moins elle n’est plus aux petits calculs). La secrétaire (Mathilde ou Marie, finalement ?) n’en finit plus de s’excuser au téléphone jusqu’à ce qu’elle finisse par vous dire :

« - C’est bon, ils vous attendent.
- Merci, Marine. »

Vous tapez la porte d’un coup bref et vous pénétrez dans le bureau du grand chef. Il est assis à son bureau, Miller est installé devant lui. Tous deux sont tournés vers vous avec un air...

« - Eh bien que vous arrive-t-il ? Votre intervention est prête ?
- Demandez donc à M. Miller, peut-être a-t-il préparé quelque chose. Ou alors fait-il confiance à mes talents d’improvisation pour boucler le dossier.
- Mais... de quoi parlez-vous ?
- Mais je parle d’une réunion qui n’était pas prévue avant deux semaines, pour laquelle rien n’est terminée et pour laquelle je n’ai bizarrement pas été prévenu.
- Vous vous foutez de qui en ce moment ? Miller, c’est quoi ce numéro ?
- Je ne sais pas. De quoi parlez-vous puisque vous êtes ici ?
- Jusqu’à hier après-midi, aucune réunion de validation n’était prévue ! Je pars en RTT comme nous l’avions convenu la semaine dernière. Ce matin, à 6h30, Grégoire, Jessica et les autres reçoivent tous un SMS les prévenant de la tenue de la réunion Artefact ce matin à 11 heures. Tous, sauf moi !
- Mais, évidemment, vous je vous ai eu hier soir au téléphone !
- Quoi ?
- Mais oui !
- Mais non ! »

 

 

 

               Vous vous tournez alors, tous les deux, vers votre patron. Pierre Maroni, chef d’entreprise réputé et respecté dans le métier pour son sens de la formule et du management, semble tout à coup hors de ses repères. Il transpire, fait craquer ses doigts et vous regarde, tous les deux, en remuant les lèvres sans pour autant parvenir à articuler les premiers mots de son intervention.

 

« Messieurs... Lequel d’entre vous est en train de SE FOUTRE DE MA GUEULE !!! »

Personne ne répond. Pierre Maroni va poursuivre.

« - Au cas où une seule personne dans cette pièce, à cet étage, ou même dans cet immeuble, puisse avoir le MOINDRE DOUTE sur l’importance du dossier Artefact pour cette agence, pour ma carrière personnelle et pour celle de tous ceux qui travaillent ici, je vais me permettre d’être légèrement malpoli dans mes propos... Donc, je répète ma question : sachant que la réunion de validation est à 11 heures, qu’il est sans doute déjà 9 heures du matin et que, donc, tout ce qui n’a pas été bouclé jusqu’ici n’aura pas le temps de l’être d’ici-là, lequel d’entre vous est en train de se... payer ma tête ? Miller, pour commencer, je vous écoute. VOUS, RESTEZ DEBOUT !
- Eh bien, monsieur, comme vous le savez, nous avons été prévenus hier en début de soirée que le comité de pilotage du projet Artefact souhaitait précipiter au plus tôt, sans nous expliquer pourquoi, la réunion de validation du plan de communication que nous lui avions proposé... et dont la réalisation a été confiée depuis deux mois à notre meilleure équipe sous la direction de notre collaborateur ici présent. Vous m’avez demandé, monsieur Maroni, s’il était possible de placer la réunion dès aujourd’hui en fin de matinée, ce qui m’a semblé... plus que risqué mais vous avez insisté. J’ai donc contacté monsieur par téléphone dans la soirée pour lui demander si cette réunion était possible...
- Mais c’est faux !
- Ne dites pas n’importe quoi, je vous ai laissé un message sur votre boîte vocale et vous m’avez répondu vingt minutes plus tard. Et, c’est vrai, je n’ai pas cru nécessaire d’affoler le reste de l’équipe avant ce matin.
- Mais c’est vous qui dites n’importe quoi ! Je n’ai reçu aucun message de vous sur mon téléphone depuis... et je n’ai jamais répondu à rien. Tenez, M. Maroni, vous n’avez qu’à vérifier sur mon téléphone...
- Ah oui ? Moi, j’ai encore sur le mien le texte que vous m’avez écrit hier soir pour me dire que vous preniez tout en charge et que tout serait OK pour ce matin. Tenez, M. Maroni, vous pouvez...
- RANGEZ VOS CALCULATRICES !!! ON N’EST PAS DANS UNE COUR DE RECRE ICI !! »

Silence. Regards. Miller avale sa salive et reprend la parole.

« - Mais pourtant, monsieur Maroni, je vous ai prévenu que la réunion aurait bien lieu dès que j’ai reçu la confirmation de notre chef d’équipe. Je n’aurai jamais pris un tel risque sans ça...
- Oui et moi, dans la foulée, j’ai appelé le secrétariat d’Artefact pour confirmer la tenue de la réunion de ce matin. Put... on aurait mieux fait de tous partir en RTT à 17 heures.
- Mais je n’ai jamais envoyé de message de réponse à...
- Fermez-la, ce n’est pas le problème.
- Quoi ?
- Non, ce n’est pas le problème ! En tout cas, ce n’est pas le problème d’aujourd’hui ou de ce matin. C’est le problème de demain, de cet après-midi... c’est le problème de quand j’aurai le temps de foutre mon nez dans l’organisation de votre service... Mais, pour l’instant, ce n’est pas mon problème !
- En tout cas, rien n’est prêt pour la réunion.
- Oui et c’est votre problème ! Je vais donc vous faire un dernier briefing sur les enjeux de ce dossier avant de vous laisser vous dé...brouiller ensemble sur les détails techniques qui sont, je vous le rappelle, de votre ressort et de celui de toutes les personnes que je paie grassement depuis des mois et des années.
- Mais...
- Plus tard, Miller. Le dossier Artefact (avec son budget colossal) n’a jamais été un enjeu simplement commercial, cela a toujours été un enjeu commercial et politique. Les négociations autour de l’appel d’offres ont été d’une violence et d’une complexité que vous auriez du mal à imaginer. Je ne dis pas que notre dossier n’avez aucune importance mais, croyez-moi, rien ne s’est joué simplement au mérite, à la réputation ou au mieux-disant. Il y a deux mois, contre toute attente (du moins contre celle de tous nos adversaires) et à la faveur de quelques maladresses dont nous avons... pardon, dont j’ai su habilement profiter, nous remportons le marché. Bingo, tous au boulot ! Et voilà que, hier soir, le secrétaire général du comité Artefact (qui ne nous était pas favorable) m’appelle pour me demander de précipiter au plus vite la réunion de validation de tout le plan. Sans donner de motif, Miller ? Mais pourquoi, d’après vous ? Parce que, sur ce put... de dossier, les négociations et les tractations n’ont jamais été finies ! Il nous met la pression mais pourquoi ? Pour qu’on se casse la gueule et qu’il puisse refiler le dossier à l’agence qu’il a dans la manche depuis le début ! Eh oui, les gars, il y a toujours du monde au portillon... pas besoin de SMS pour nous prévenir, les choses sont extrêmement claires. Comptez sur eux pour trouver ensuite des justifications administratives... Donc, si je résume : on nous tend un petit piège pour nous tester sur un énorme dossier, je vous demande « on y va ? », vous me répondez « on y va » et maintenant vous me dites « on va se casser la gueule mais c’est pas ma faute ». Est-ce que vous comprenez mon... désarroi ? »

Silence. Regards.

« - Très bien, vous allez donc comprendre mon ultimatum. Je vais prendre mon téléphone, je vais appeler le secrétariat général d’Artefact et je vais passer pour un imbécile : c’est-à-dire que je vais inventer un motif totalement débile pour décaler la réunion à DEMAIN MATIN. Gastro générale, mort de ma grand-mère, amiante dans les plafonds... je ne sais pas encore mais je vais me dé...brouiller. Vous – et je dis bien « vous deux » - avec toutes vos équipes que vous allez motiver comme jamais, vous ne quitterez pas ce 8ème étage tant que LA TOTALITE de ce dossier n’aura pas été bouclée comme un bloc de béton que personne ne pourra attaquer.
- Mais demain ça sera...
- Il est hors de question que je repousse plus loin cette réunion car, plus nous reculerons, plus les agences concurrentes remueront ciel et terre (et relations) pour nous faire retirer le dossier. Et ça, plutôt crever ! Je le répète, il faut bétonner nos positions et au plus vite. Sinon... il y aura de la casse en profondeur et pour tout le monde.
- Excusez-moi, M. Maroni, mais, pour la réussite de la réunion, il est hors de question que je continue de travailler avec M. Miller sur ce dossier. Outre cette histoire fumeuse de message, il n’a fait que plomber notre...
- Mais c’est incroyable ! Vous êtes complètement...
- Taisez-vous et réjouissez-vous tous les deux car c’est votre dernière journée de travail ensemble. Par contre, elle risque d’être assez longue... Je prendrai des décisions dès demain pour éviter de nouveaux incidents de ce type. Inutile de vous assurer que ces décisions dépendront exclusivement de la réussite ou de l’échec de la réunion de demain. Et il n’y aura pas de « demi-réussite ». Ceux qui ne sont pas d’accord peuvent immédiatement me présenter leur démission. Sous forme orale, cela me suffira. Maria, la secrétaire, s’occupera des détails techniques. »

 

Miller vous foudroie du regard à travers ses lunettes... « Aucun problème. Je reste. Aujourd’hui, ce soir et cette nuit s’il le faut. » Vous avez toujours votre téléphone dans la main. Le vibreur vous signale un appel de Lucie.

A vous de décider maintenant :

 

J’accepte de rester au bureau et de tout reprendre pour le lendemain.

 

Je refuse de continuer à travailler sous les ordres de Miller.