Je m'arrêterai téléphoner dans une station-service
Ne pas paniquer. Rester lucide. Prendre la bonne décision. Vous desserrez le frein à main et vous vous engagez sur la rampe d’accès.
« Si j’arrive à téléphoner d’ici vingt minutes, ça devrait aller... Même une demi-heure. Tant pis si elle n’a pas le temps de se maquiller. » L’autoroute. 8 heures... 8h10... 8h15... Vous commencez inconsciemment à accélérer. Vous doublez un camion. Puis deux. Puis...
« On n’imagine jamais le nombre de camions qu’on peut trouver sur les routes. Par contre, les stations-service... » 8h27 ! Un panneau ! « M... ce camion ! Qu’est-ce qu’il y avait d’écrit ? Je suis sûre d’avoir vu le symbole avec la pompe ! Quelle distance ? Un autre panneau... Pousse-toi gros... ! Je ne peux même pas me rabattre ! »
Vous êtes sur la file du milieu quand voyez apparaître la bretelle de sortie. Vous braquez à 110 km/h entre un semi-remorque et un camion-citerne. Hurlements de klaxons. Vous prenez la bretelle. Freinage dans le virage. Les camions filent sur votre gauche. Parking droit devant. Vous ne savez plus si vous devez prendre à droite ou à gauche. Votre voiture titube comme un bateau ivre et vous vous arrêtez sur la première place libre du parking. Déjà, vous êtes bien sur une aire d’autoroute... La station-service. La boutique. Un téléphone, probablement, à l’intérieur.
Il est 8h31. Vos mains restent crispées sur le volant. Le regard dans le vide, vous essayez de vous souvenir pourquoi vous avez failli vous tuer il y a quelques secondes. Pour une salle de bain... « Finir broyée sous des camions. Pas de téléphone pour appeler des... ou pour les prévenir. Mon Dieu, mes enfants... Pourquoi je n’ai pas la journée entière pour m’occuper de vous ? »
Vous respirez profondément avant de descendre. Vous traversez le parking et vous entrez dans la boutique.
« - Bonjour, monsieur. J’aurais besoin de téléphoner, s’il vous plait.
- Bien sûr, madame. Il y a un point-phone à votre disposition près des toilettes, au fond de la salle à droite.
- Merci. »
Un point-phone ? C’est quoi déjà ? Ça marche avec une carte bancaire, non ? Vous vous dirigez vers les toilettes. Il est 8h34. « Ah, un téléphone à pièces... » Eh oui, comme au XXème siècle. De la ferraille pour téléphoner sinon...
« Pas de panique. Somme minimum, 1 Euro. Alors... cinquante centimes, soixante, quatre-vingt... quatre-vingt cinq... Mon Dieu, par pitié, aidez-moi. » Votre sac à main étant rempli de poches, de plis et de recoins, vous parvenez à rassembler la rançon pour obtenir la tonalité. Sans votre téléphone portable, vous réalisez aussi que le numéro de votre mère est le seul que vous connaissiez par cœur. Souvenir de jeune fille... Sonnerie. « Et si je me faisais greffer ma carte SIM dans le cerveau... » Deuxième sonnerie. « Maman, décroche... » Troisième sonnerie.
« - Maman ? Oui, je dois te parler très vite... Non, écoute-moi, ça va couper. Tu dois partir tout de suite chez moi pour...
- Mais je pars justement chez toi. Oups, j’allais oublier de prendre tes clés. Heureusement que... Oui, Mme Guibert vient de m’appeler pour me dire que son mari et ses ouvriers étaient bloqués dans ton couloir. Pourquoi tu ne réponds pas ?
- Maman, je dois récupérer Julien et Baptiste le plus vite possible au camp de vacances et j’ai oublié mon téléphone.
- Quoi ? Mais qu’est-ce qu’il se passe ?
- Une alerte sanitaire. Le centre doit fermer mais les enfants vont bien. Est-ce que tu peux... Maman ? Maman ? »
Bruit de pièces qui tombent dans l’appareil. Fin de la tonalité.
« Je vais m’asseoir... Je dois m’asseoir. »
Quelle heure est-il ? Non, l’heure et les minutes, ça suffit. C’est l’heure du deuxième café, celui que vous auriez pris en arrivant au boulot ou en discutant avec Guibert... Rester lucide. Rationnelle et détendue.
Plus de monnaie pour la machine à café. Encore des pièces... Rester lucide. Un billet de cinq : vous achetez un paquet de biscuits à la boutique et vous jetez la ferraille préhistorique dans la machine. Vibration. Déclic. Pause. Servez-vous.
« Bon, pour la plomberie, ils se débrouilleront. J’ai toute la matinée pour m’occuper des enfants. Et pour cette après-midi... Maman n’appellera pas Karl : je dois donc le faire moi-même. »
Vous regardez votre café et le paquet de biscuits : à cause d’eux, vous n’avez plus assez de monnaie pour le point-phone. « D’habitude, j’adore penser à tout mais là... je me sens vraiment dépassée. »
Chercher un distributeur, mendier, voler un sac à main... Votre lassitude vous rappelle un article que vous aviez écrit l’année dernière : Indulgence, pardonnez-vous d’abord. Un chouette papier qui avait fait réagir pas mal de lectrices...
« Pardonne-toi, ma fille. Pardonne-toi. Tu as risqué ta vie pour sauver ta salle de bain. Pour ta peine, tu assumeras seule le reste de cette journée : tu n’affoleras personne, tu parleras poliment aux gens qui te rendront service (et même aux autres) et tu prendras le temps de faire les choses comme il le faut. Les enfants d’abord et tu seras pardonnée. »
En guise de signe de croix, vous finissez votre café et vous attrapez votre téléphone dans votre sac... Ah oui, c’est vrai. Le téléphone... Un réflexe. Vous auriez tellement envie d’appeler le centre de vacances pour rassurer les garçons.
« Allez ! Maman arrive. Tranquillement et sans imprudence. Pour le reste, on verra plus tard. »