Je passe l'après-midi à la base nautique

            Rationnelle, détendue... et résignée. Sur l’ordinateur du directeur, vous cherchez rapidement les coordonnées du restaurant de Claude Lestang. Vous appelez en essayant de ne pas trop réfléchir à ce que vous allez dire.
« - Restaurant le Sentiment, bonjour. Jean-Pierre à votre service.
- Bonjour, je souhaiterais parler à monsieur Lestang à propos de l’interview que je devais faire avec lui cette après-midi.
- Ne quittez pas, je vais le chercher.
- Merci. »
Votre regardez votre montre : il est un peu plus de 9h30. Vous faites signe à vos garçons de rester silencieux avec un regard du style : « Ne vous inquiétez pas, maman s’occupe de tout. »

« - ... Claude Lestang à l’appareil, bonjour.
- Oui, bonjour monsieur Lestang... Je suis sincèrement désolée mais j’appelle malheureusement pour annuler l’interview de cette après-midi... J’ai un imprévu familial assez délicat à gérer et je préfère décaler tous mes rendez-vous de la journée.
- Ah... Rien de grave, j’espère ?
- Non mais le centre sportif où se trouvent mes enfants doit fermer pour des raisons sanitaires et je n’ai pas d’autre solution que de les garder moi-même.
- Bien sûr, je comprends tout à fait. C’est à cause d’une intoxication alimentaire ?
- Non, une alerte à la méningite.
- Evidemment, il ne faut pas plaisanter avec ça. Nous pouvons remettre l’interview à demain... ou plus tard si vous le souhaitez.
- Eh bien... je ne me suis pas encore organisée mais je vous préviendrai dès que possible. Par contre, le bouclage du magazine est prévu demain matin et, donc, l’article vous concernant ne fera pas partie du prochain numéro. Il faudra attendre la publication du suivant.
- Ce n’est absolument pas un problème. Cela vaut même peut-être mieux.
- Oui, peut-être... Pourquoi cela ?
- Eh bien... je ne connais pas bien votre métier mais je trouve un petit peu étonnant que vous écriviez un article sur un restaurant sans y avoir déjà mangé. En décalant l’interview, vous aurez peut-être le temps de venir déjeuner ou dîner chez moi, non ?
- Euh... oui, bien sûr. En fait, l’article n’est pas vraiment une critique gastronomique... c’est plutôt un portrait de vous en tant qu’entrepreneur et cuisinier pour faire partager vos ambitions, vos passions...
- Pourquoi pas mais, en tant qu’entrepreneur passionné de cuisine, j’aimerais d’abord vous montrer ce dont je suis capable. Croyez-moi, cela complètera très bien le portrait. Allez, je vous invite pour demain soir avec vos enfants si vous le souhaitez. C’est d’accord ?
- Eh bien mes enfants sont encore un petit peu jeunes mais... Allez, je vous dis oui et je ferai en sorte qu’ils se tiennent tranquilles.
- Parfait ! Croyez-moi, avec mon chef de salle, nous saurons nous occuper d’eux. Vous verrez que nous faisons toujours en sorte qu’il y ait une ambiance très conviviale dans notre petite salle. Le service commence à 19h30, ça vous ira ?
- Oui, tout à fait. Encore toutes mes excuses et... à demain.
- A demain, faites ce que vous avez à faire et ne vous préoccupez pas du reste. »
Vous raccrochez rapidement pour demander à Baptiste d’arrêter de creuser les oreilles de son petit frère.

« - Mais je vérifie juste s’il a pas de la méningite dans la tête.
- Fous-moi la paix, j’ai rien du tout !
- Si je te l’enlève pas tout de suite, tu vas crever comme les deux autres.
- Baptiste, arrête de dire n’importe quoi. Personne n’est malade et personne ne va mourir. Par contre, j’ai une très bonne nouvelle : demain soir, si vous êtes sages, nous irons tous les trois manger au restaurant ! »
Les deux garçons vous regardent sans réagir, comme si vous n’aviez pas fini votre phrase...
« - Bon... Et j’ai annulé tous mes rendez-vous pour aujourd’hui pour que nous puissions passer la journée à la base nautique !
- Super ! Merci maman !
- Mais on ne doit pas aller tout de suite se faire opérer à l’hôpital ?
- Baptiste, arrête s’il te plait. »

 

 

            « - Alors, comme ça, tu as annulé ton interview pour rester au lac avec les enfants ? Chapeau, ma fille.
- Oui et je me suis arrangée avec madame Guibert pour déplacer à après-demain les travaux de la salle de bain.
- Bon, alors tu ne risques pas de me voir chez toi ce jour-là parce que, le père Guibert, il n’a pas intérêt à me re-croiser ces jours-ci. Tu diras à sa femme de lui apprendre les rudiments de la politesse à cet ours.
- Je sais, elle m’a dit que vous aviez eu une petite discussion... Elle, en tout cas, elle a vraiment été adorable. Est-ce que ça te dirait de venir manger à la maison ce soir ?
- Pourquoi ? Tu as une sortie prévue ?
- Non, pas pour garder les enfants. Juste pour dîner tous les quatre.
- Ah... Je préfèrerais plutôt demain soir.
- Non, demain soir, je suis invitée au restaurant.
- Par qui ? Si c’est un homme, je veux bien te garder les enfants mais, si c’est tes copines...
- Non, c’est un homme qui m’invite avec les enfants.
- Vraiment ? Alors, fais-toi belle et épouse-le. Je le connais ?
- Non et ne t’emballe pas. Je t’expliquerai ce soir si tu viens...
- D’accord, je vais m’arranger... Mais venez plus tôt chez moi. Au moins, vous pourrez vous doucher et, pour le repas, ça vous changera des surgelés.
- OK pour cette invitation charitable... Allez, je vais rejoindre les enfants. Merci de m’avoir rappelée et à ce soir.
- A ce soir, ma chérie, et profite bien. »

Il est 15h17, vous remerciez le serveur du snack de vous avoir laissée téléphoner et vous retournez sur la terrasse. Vous terminez tranquillement votre jus de fruit. Vos pieds nus traînent négligemment sur un petit tapis de sable fin. Les enfants s’amusent au bord du lac et ne se sont pas disputés depuis plus d’une heure (depuis que vous leur avez promis un tour en pédalo avant de partir). Il fait beau et vous regrettez simplement de ne pas avoir emmené un maillot de bain. Cela dit, comment auriez-vous pu y penser ce matin ?... Et dire que cette journée avait si mal commencé... Sincèrement, vous avez du mal à croire à la tranquillité et à la sérénité de cette après-midi. Madame Guibert a été si gentille avec vous... Claude Lestang aussi... Le directeur du centre, votre mère, les enfants... Vous vous souvenez de votre trajet en voiture : le pied sur l’accélérateur, prête à en découdre avec tout le monde et, finalement, personne ne vous a accablée. Au contraire... Votre mère vous reproche souvent d’être systématiquement méfiante ou agressive envers ceux qui pourraient vous aider. Karl, par exemple... Vous hésitez à commander un autre café... et puis non. Quelle heure est-il déjà ? Par contre, vous gardez en tête une échéance qui risque de ne pas être aussi... compréhensive que les autres : votre article. Rationnelle et détendue...

« Résumons encore une fois la situation... L’interview de Claude Lestang n’aura pas lieu aujourd’hui donc l’article ne pourra pas être envoyé d’ici demain matin. A moins que... Non, puisque je dois l’interviewer un de ces jours. Et puis bon... Donc, soit j’appelle le rédac’ chef pour m’excuser en espérant qu’il veuille bien pleurer sur mon sort de mère seule... Soit je lui envoie un autre article qui remplacerait la page Tendances / Parcours dans le prochain numéro... En fait - qu’il pleure ou pas - si je n’envoie rien, ma rubrique sautera et cela pourrait donner des idées à certain(e)s... Ça serait plutôt risqué mais, si j’envoie un article surprise, il faudra qu’il soit suffisamment solide pour être validé demain en comité de rédaction... histoire de ne pas être remplacé par un article de réserve sorti des tiroirs de Noémie ou d’Alixia... Donc, un article surprise mais sur quoi ? »

Vous sentez votre tonus nerveux remonter doucement à la surface. Votre téléphone portable vous manque à nouveau... C’est un signe. Il va falloir reprendre les choses en main. Quelle heure est-il ? Ah, presque 16 heures... Les enfants s’amusent toujours mais, si l’on rajoute une séance d’une demi-heure de pédalo... Bon, vous remettez vos chaussures et vous appelez les garçons.

16h20, vous pédalez au milieu du lac en réfléchissant à un article sur les sports nautiques familiaux : quel intérêt ? quelle accroche ? témoignages ? anecdotes ?

16h50, vous roulez sur l’autoroute en élaborant un sujet sur la manière d’occuper les enfants pendant les longs trajets (ça tombe bien, après s’être défoulés sur le lac, vos deux monstres ont fini par s’endormir).

17h20, votre oreille droite vous démange à un point tel que vous envisagez une rubrique spéciale sur les symptômes de la dépendance physique au téléphone portable.

18 heures, vous arrivez chez votre mère en vous demandant si, finalement, il ne serait pas encore temps pour vous de courir interviewer Claude Lestang avant le service du soir. Après tout, pourquoi pas ?

18h10, votre mère sort précipitamment acheter du pain et du fromage pour le repas. Elle vous laisse seule avec les garçons en vous recommandant d’en profiter pour les doucher. « Je suis sûre qu’elle a senti quelque chose. » Vous avez une dernière idée d’article sur les rapports mère-fille mais bon... vous préférez ne pas trop y penser. « Rationnelle et détendue... Reste calme et ça va venir. Tu es une grande professionnelle : je suis sûre que ça va venir. »

19 heures, les enfants sont propres et se reposent devant la télé. Votre mère est en cuisine et vous testez une technique de respiration anti-stress sur laquelle vous aviez eu une formation il y a deux ans. Concentrez-vous sur votre main, sur votre oreille droite... tout va bien. Pensez à tout ce qui aurait pu arriver aujourd’hui... tout va bien. Pensez à la misère du monde... tout va bien. Tout va bien... Quelque chose est là, en vous. Quelque chose va venir en vous, comme une évidence. Une idée. Celle que personne d’autre n’aurait pu avoir. Celle que vous aurez aujourd’hui. C’est là, vous le sentez... tout va bien. Ça y est, tout s’éclaire. Une dernière respiration. « Ça y est, j’ai trouvé ! » Vous ouvrez les yeux.

« - Les enfants, vous venez m'aider à mettre la table et préparer les assiettes ?
- Laisse-les se reposer encore un peu, maman. J’arrive.
- Tout va bien ? Tu as l’air...
- Rationnelle et détendue. Tout va bien : passe-moi les assiettes. »

 

 

            Vers 21h30, votre mère sort doucement de la chambre d’ami pendant que vous refermez la porte du lave-vaisselle.
« - C’est bon, ils dorment. Un peu de natation, il n’y a pas mieux pour épuiser les enfants.
- Bon, je passerai les embrasser avant de partir.
- Tu as encore du travail, c’est ça ?
- Eh oui, c’est déjà bien que j’aie pu leur consacrer la journée. Il va falloir que je me rattrape un petit peu. Merci de les garder cette nuit.
- Oh, maintenant qu’ils sont couchés, il ne se passera plus grand-chose. En plus, comme ils ont ramené leur sac, j’ai des affaires propres à leur mettre. Et puis ça m’arrange pour demain matin.
- Pourquoi demain matin ?
- Tu vas sûrement dire que je m’inquiète toujours pour un rien mais j’ai préféré leur prendre un rendez-vous chez mon médecin pour demain 10 heures. Cette histoire de méningite, ça me tracasse quand même...
- Toi aussi, tu as lu la plaquette d’information : du moment qu’ils n’ont pas de fièvre ni de douleurs...
- Eh bien, s’ils en ont demain matin, on sera déjà prêts... Bon, parle-moi plutôt de ton rendez-vous de demain soir. C’est sérieux ?
- Mais non, voyons, c’est juste le cuisinier que je devais interviewer aujourd’hui qui m’a proposé de venir goûter sa cuisine avec les enfants. Rien de plus.
- Ah... Il est quand même sympathique de te l’avoir proposé. Il travaille dans quel restaurant ?
- Il est propriétaire d’une salle qui s’appelle le Sentiment. Je ne pense pas que tu connaisses. En tout cas, s’il t’intéresse, tu pourras - normalement - lire une page entière sur lui dans ton magazine préféré d’ici deux ou trois semaines.
- Ton métier te sert au moins à rencontrer du monde...
- Maman...
- Oui ?
- Pourquoi es-tu aussi pressée de vouloir me caser avec quelqu’un ? Je suis très bien comme je suis, avec les garçons. Je ne me sens pas obligée d’être en couple.
- Parce que... si tu continues à vouloir t’isoler et que, plus tard, tu changes d’avis... Il risque d’être trop tard et tu pourrais le regretter.
- Mais je ne veux pas m’isoler... Je fais face à mes obligations, c’est tout.
- Oui mais, quand tu n’auras plus ces obligations, qu’est-ce que tu feras ? Les gens se seront habitués à ce que tu n’aies besoin de personne et...
- Et je ne sais pas ce qui se passera mais ne dis pas que je fais exprès de m’isoler.
- Je dis simplement que c’est risqué... Tu te consacres à tes enfants, c’est normal mais comprends que, une fois qu’ils auront fait leur vie, il te restera beaucoup de choses à remplir.
- Je verrai à ce moment-là.
- C’est tout vu. Tu resteras accrochée derrière eux et ils trouveront normal que tu sois à leur service comme quand ils étaient petits... Ils estimeront de toute façon que tu n’as rien de plus important à faire.
- Attends... tu essaies de me dire que c’est comme ça que je te traite ?
- Je ne veux pas te parler de moi, ce n’est pas ce qui m’intéresse... Mais, ce que je te dis, je ne l’ai pas appris dans ton magazine... c’est sérieux.
- Mais mon magazine contient des rubriques sérieuses.
- Oui... tiens, tu devrais dire à ta copine qui s’occupe de la rubrique Education et Parents-Enfants qu’elle ne devrait pas toujours s’arrêter à l’adolescence : dans ce domaine, il se passe des choses très intéressantes tout au long de la vie. Ceci dit, elle est souvent très pertinente dans ses analyses.
- Oui, c’est une brillante psychologue. Elle est même formatrice. Je te la présenterai, elle s’appelle Noémie.
- Bon, en tout cas, ne prends pas mal ce que je t’ai dit. J’adore ma fille et mes petits-fils mais je me dis que ce qui me convient à moi ne te conviendra peut-être pas alors... contente-toi déjà d’y réfléchir et... allez, ne rentre pas trop tard chez toi. Appelle-moi en arrivant, je vais feuilleter le dernier numéro de ton sac à salades. »

Sur le chemin du retour, vous essayez de faire le bilan de cette journée bizarre. Sans savoir pourquoi, vous repensez surtout à votre conversation du matin avec madame Guibert... Sans doute parce que c’est celle qui vous a le plus surprise : la gentillesse au moment où vous vous y attendiez le moins. Et puis, cette histoire de mari qui râle depuis vingt-cinq ans et qu’elle supporte toujours. Dont elle gère tout l’emploi du temps. En qui elle a confiance sans réfléchir... Seriez-vous prête à cela ? Vingt-cinq ans avec quelqu’un...

Vers 22h15, vous entrez seule dans la pénombre de votre appartement. Pas besoin de lumière pour l’instant. Vous allumez votre ordinateur, prête à tracer d’un seul jet votre nouvel article : Alerte méningite, ayez  les bons réflexes. Vous avez déjà tout en tête : l’accroche, les témoignages, les anecdotes... Le reste se trouve dans la plaquette d’information que vous avez récupérée ce matin au centre sportif. L’inquiétude de votre mère vous a confirmé l’importance de ce sujet pour les mères de famille (votre cœur de cible). Et puis il y aura votre style, bien sûr... Bon, évidemment, ça ne rentrera pas dans votre rubrique Tendances / Portraits : ça sera plus comme une... page spéciale en raison d’un événement exceptionnel (genre « nous bouleversons nos programmes en raison de... », ça marche plutôt bien en général). Bref, l’essentiel pour vous sera surtout d’être présente dans le prochain numéro, non ? « Oui... Enfin, je l’espère. »

Rationnelle et détendue. En attendant que la machine soit prête, vous le cherchez des yeux... Vous savez qu’il est là, près de vous. Ça y est, vous le voyez. Il clignote sur la table. Il vous a attendu toute la journée. Vous le prenez dans votre main et... vous consultez la messagerie. Rien de particulier. Comme chaque jour, vous avez reçu l’Horoscopie d’Alixia (elle a développé cette application pour la proposer aux abonnées du magazine). D’habitude vous ne la lisez pas vraiment mais là... cela vous permet de reprendre contact avec votre petit appareil. Et puis cela vous aidera peut-être à mieux faire le bilan de tout ce qui s’est passé aujourd’hui. Souvenez-vous : le réveil, le café, le coup de fil, le départ précipité, l’autoroute... et, n’oubliez pas, vous êtes Bélier.