Je vais directement chercher les enfants
Ne pas paniquer. Rester lucide. Prendre la bonne décision. La bonne décision c’est... tout droit ! Les enfants. Ne pas réfléchir inutilement. Les enfants d’abord et le reste plus tard. La méningite peut être mortelle, vous le savez puisque vous l’avez lu quelque part.
Et puis on ne laisse pas des enfants attendre leur mère comme des malheureux. Ils doivent savoir que, dans des urgences comme celle-ci, vous n’êtes pas la dernière à arriver.
Si seulement vous leur aviez acheté un téléphone portable, vous pourriez immédiatement les rassurer. Quoi que... non, puisque vous avez oublié votre propre téléphone. Et puis, 7 ans et 8 ans et demi, ça fait encore un peu jeune. Le lien permanent, les ondes, l’angoisse parentale... Vous aviez failli écrire un article là-dessus. Enfin bon, vous y réfléchirez plus tard.
Au volant de votre voiture, vous filez sur l’autoroute aux limites de la prudence. Comme si vous étiez poursuivie par... le chantier, le travail, les responsabilités. Et puis, tout plaquer sans prévenir, vous ne l’avez jamais fait. Ah quoi pensez-vous en doublant ces files entières de camions ?
« Bon, je sais que j’ai raison mais il va falloir... D’abord Guibert, tout lui expliquer. Il va poireauter devant ma porte puis il va partir en gueulant. Pas de nouveau rendez-vous avant au moins six mois. M..., tout devait être fini aujourd’hui ou demain ! Ensuite, le boulot. Si je n’ai personne pour s’occuper des garçons cette après-midi, je peux faire une croix sur l’interview. Claude Lestang va gueuler aussi. Le rédac’ va gueuler... Ou il va simplement faire sauter ma rubrique pour cette semaine et mettre à la place un des articles pourris qu’Alixia garde toujours dans son tiroir. P... mais quelle journée ! »
Vous pensez un instant à vous arrêter pour téléphoner dans une station-service... mais l’image de vos enfants en pleurs sur le parking du centre sportif bloque votre pied sur l’accélérateur. Et puis, avec tous ces camions, impossible de lire les panneaux.
« De toute façon, rien ne va fonctionner. La terre entière va m’en vouloir alors autant s’y faire. » Vous accélérez encore. Flash. Encore une contrariété supplémentaire. « La vie moderne est une mécanique ultra-précise, réglée comme une horloge. Le moindre grain de sable dans le mécanisme d’une journée provoque parfois un enchaînement de catastrophes. » Ça, vous l’aviez écrit dans un article, il y a deux ans, pour la rubrique « Humeur urbaine » : Just in time, ça s’appelait...
« Se justifier. Toujours se justifier. C’est ça, la vie moderne. Un accroc dans le planning et c’est comme si tu trébuchais en haut de l’escalator : tout le monde vient s’écraser sur toi. Encore que, pour un escalator, on peut l’arrêter en appuyant sur un bouton. La vie par contre... Pourquoi es-tu partie sans prévenir ? Pourquoi n’as-tu pas pris ton téléphone ? Pourquoi roulais-tu aussi vite ?... Allez tous vous... »
Tout au long du trajet, des bouffées d’angoisse vous remontent comme des contractions. A peine le temps d’aller mieux que s’on se demande déjà quand viendra la prochaine. Encore que, cette fois, Karl n’est pas là pour vous demander « Tu as mal ? » et vous asperger avec son « p... de brumisateur ».
En fait, c’est ça : ce matin, la vie ressemble à un accouchement difficile : tout le monde vous regarde et personne ne peut rien pour vous. Mais au bout... il y a les enfants. C’est ça le plus important.
« Au final, si quelqu’un a le malheur de me traiter d’irresponsable, c’est moi qui l’enverrai... Ça y est, j’arrive. » Le centre Edouard Michelet. Quelle heure est-il ? 9h04. « Hou la... J’ai roulé si vite que ça ? »
Le directeur vient vous accueillir sur le parking. « Bonjour, madame. Vous êtes une des toutes premières arrivées. Merci et excusez-moi encore. Les animateurs viennent juste d’emmener les enfants patienter sur les terrains de sport. »
Ouf... Et vous qui imaginiez Julien et Baptiste en train de pleurer sur le parking, le directeur en train de jeter les sacs dans les voitures et des pompiers partout en tenue de désinfection... Pas de larmes, pas de panique, pas de reproches ? Sur le coup, la tranquillité et la politesse du directeur vous désarment plus qu’autre chose.
« - Bonjour. Comment cela va-t-il se passer pour les enfants ?
- Eh bien, nous laissons nos locaux à la disposition des autorités sanitaires en début d’après-midi. Je vais vous demander de venir dans mon bureau pour vous donner des documents officiels sur les précautions à prendre, les démarches à suivre... Bref, toute la procédure. Pour le remboursement du séjour, il faudra attendre l’arrêté officiel de fermeture mais je ne connais pas encore toutes les démarches à faire.
- Je vous suis. Vous pensez qu’il y a réellement un risque de contamination ?
- En ce qui concerne vos enfants, je ne suis pas très inquiet. Ils faisaient partie de groupes qui n’ont pas eu d’activités communes avec les deux enfants malades. Ils n’ont même pas partagé les mêmes locaux... Mais bon, il y a une procédure et mon avis ne fait pas partie de la procédure.
- Je comprends bien que vous êtes le premier contrarié par tout ça.
- Ne m’en parlez pas. Et croyez bien que tous les parents ne seront pas aussi compréhensifs que vous. C’est pour ça que je me montre assez pressant au téléphone. Installez-vous, je vous remets les documents et j’irai prévenir les animateurs pour que vous puissiez récupérer les enfants et les bagages... La matinée va être longue. »
Pendant que le directeur vous parle, une attirance presque magnétique fixe vos yeux sur le téléphone posé sur son bureau.