Je vais faire l'interview avec Julien
Rationnelle et détendue... Heureusement que les enfants étaient là sans quoi votre mère semblait prête à vous planter seule au milieu du chantier. Elle avait l’air un peu plus... hargneuse que d’habitude. Une fois revenue dans votre voiture, vous vous promettez de tout faire pour vous excuser et la remercier comme il se doit. « Décidément, c’est la journée des bonnes résolutions. »
Votre fils Julien est à l’arrière, tout excité à l’idée de vous accompagner sur votre lieu de travail.
« - Tu sais, Julien, je ne vais pas au bureau du journal aujourd’hui. Je vais poser des questions à quelqu’un qui travaille dans un restaurant.
- Oui, oui. J’adore les restaurants !
- Ah bon ? Mais il faudra t’asseoir quelque part et me laisser travailler, compris ?
- Oui, oui, j’ai compris. »
« Il adore les restaurants... Il doit confondre avec la cantine de son école... Heureusement que le Sentiment n’est pas très loin de chez moi. » Effectivement, il est 15h24 lorsque vous arrêtez votre voiture près des grilles du restaurant de Claude Lestang. « Le Sentiment, curieux nom pour un restaurant... J’espère que tout se passera bien. » Vous entrez, vous vous présentez et vous vous excusez de votre retard.
« - Ce n’est pas bien grave. Je vous laisse vous installer à une table, juste le temps pour moi d’enlever mon tablier et de me laver les mains.
- Je vous présente également mon fils Julien. Ce n’était pas prévu mais je n’ai pas eu vraiment le choix...
- Aucun problème. C’est les vacances, n’est-ce pas ? Je vais prévenir Jean-Pierre, mon chef de salle. Il va s’occuper de lui et lui apprendre à dresser les tables, d’accord ? »
Julien semble ravi. Claude Lestang disparaît dans sa cuisine et, quelques instants après, c’est un homme en costume qui fait son apparition dans la salle.
« - Bonjour messieurs-dames, si le jeune homme veut bien me suivre, je lui expliquer le fonctionnement de la cuisine.
- Oui, super !
- Attention, dans un restaurant de qualité, on ne répond pas « oui, super ». On ne dit jamais « oui » mais toujours « bien sûr » et, là, c’est donc « bien sûr, je vous suis. ». Allez-y.
- Bien sûr, je vous suis. »
L’homme vous adresse un clin d’œil complice et Julien disparaît avec lui derrière les portes battantes de la cuisine. Vous vous asseyez à une table et vous essayez de vous concentrer en sortant votre petit matériel. « Tout va bien... La récupération des enfants, c’est fait. Les travaux de la salle de bain continuent. L’interview est en route... Allez, ma vieille, tu vas en venir à bout de cette journée ! Bon, où j’ai mis mon dictaphone ?... Ma liste de questions... Deux ou trois photos pour terminer... »
Claude Lestang revient vers vous. Comme à votre habitude, vous lui demandez d’abord s’il souhaite jeter un coup d’œil à votre liste de questions ou discuter un petit peu du fonctionnement de l’interview. Il ne vous cache pas qu’il est assez pressé et qu’il préfèrerait commencer tout de suite, quitte à rectifier certaines choses à la fin. Aucun problème, vous respirez un bon coup et vous enclenchez votre dictaphone.
« - On y va... Claude Lestang bonjour, vous...
- Excusez-moi mais c’est Lestang comme un étang...
- Pardon ?
- Oui, dans mon nom de famille, on ne prononce pas le « s »... Remarquez que, dans votre article, ça ne changera rien.
- Ce n’est pas grave, merci de me le préciser... Donc, Claude Lestang, bonjour. Vous avez 43 ans, vous êtes le propriétaire et, surtout, le chef-cuisinier du restaurant le Sentiment qui a ouvert il y a un peu plus d’un an. Pourriez-vous déjà nous expliquer le sens que vous donnez au nom de votre restaurant.
- Eh bien, justement, on n’explique pas le sens d’un sentiment... On le ressent et on en profite. Je voulais créer un restaurant avec une identité à la fois originale et naturelle. Je n’ai pas l’intention de choquer le goût des gens par des expériences brutales. J’ai, modestement, l’envie de faire remonter doucement en eux des choses qu’ils connaissaient déjà, comme des souvenirs.
- Et, en effet, votre concept de carte est assez original puisque le client participe lui-même à l’élaboration du plat.
- Pas exactement... Je reste le seul cuisinier mais je pars d’une base de produits que j’aime travailler pour ensuite proposer aux clients un certain nombre de variations. Par exemple, pour une table de quatre personnes, j’aime beaucoup pouvoir donner la même viande ou le même poisson travaillé de quatre manières différentes. Ensuite, tout repose sur le dialogue. Et j’adore participer aux discussions pour comprendre comment le goût est exprimé et expliqué.
- Vous assumez aussi le risque de recevoir certaines critiques, n’est-ce pas ?
- En général, les gens regrettent d’avoir choisi tel ou tel ingrédient. Mais c’est important qu’ils le sachent et, là-encore, qu’ils l’expriment. En discutant, ils peuvent parfois même changer d’avis ou, alors, simplement préciser leurs préférences pour un prochain repas. Jusqu’ici (et pourvu que cela dure) je n’ai pas eu de remise en question directe de ma cuisine.
- Effectivement, le bouche à oreille autour de votre restaurant est excellent et vos tables sont réservées d’une semaine sur l’autre. C’est donc un succès pour vous, n’est-ce pas ?
- Evidemment et j’ai la chance de voir des gens revenir régulièrement. Je les connais de mieux en mieux et, pour garder cela, je n’ai pas vraiment envie d’avoir plus de tables ou une salle plus grande. »