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J'accepte de déjeuner avec Colombe

            « Super. Alors, je t’invite où pour ton anniversaire ? »
Ah, maintenant elle veut fêter votre anniversaire... Décidément, les humeurs tournent vite aujourd’hui.
« - Ne t’embête pas. On va juste prendre une salade et...
- Non, non. Viens, je t’invite à la brasserie des Arts.
- Mais non, voyons, c’est hors de prix. On mangera aussi bien sur une petite terrasse.
- Je peux quand même t’offrir la brasserie des Arts une fois dans l’année.
- Mais ce n’est pas la question, Colombe... Allez, s’il te plait, on aura d’autres occasions pour y aller.
- Bon, d’accord. »

Décidément, tout pose problème ce matin... Vous vous dépêchez de choisir une petite terrasse au soleil et vous vous installez sans même regarder la carte. Une salade césar, un plat du jour et une bouteille d’eau minérale.
« - J’aurai préféré être à l’ombre...
- Oui, tu veux qu’on change de table ?
- Non, ça ira. Mais il faut que je fasse attention à mon teint pour ne pas finir écarlate sous mon voile.
- Ton mariage te perturbe, c’est bien normal.
- En ce moment, j’ai l’impression que tout me perturbe... Excuse-moi pour tout à l’heure. »
Vous sentez la jeune femme prête à s’effondrer devant vous. Ses yeux sont déjà rouges et elle semble chercher nerveusement un mouchoir.

« - Qu’est-ce qui ne va pas ? C’est un problème avec Kevin ? Avec l’association ?
- Non... des filles sont venues râler hier sur leur emploi du temps mais bon... comme d’habitude.
- Si tu ne sais plus quoi répondre, je t’ai déjà dit de me les envoyer.
- Non... et puis il y a eu l’incident avec madame Mignard.
- Ah... ça, effectivement, on a toutes du mal à s’y habituer.
- Tu sais qu’elle m’a rappelée hier soir ?
- Ah ? Toi aussi ?
- Tu sais que cette femme est foncièrement méchante ?
- Elle est très désagréable quand elle se plaint mais...
- Non, elle est méchante ! Elle m’a rappelée hier soir dans le seul but de me traîner plus bas que terre.
- Toujours à propos des deux heures de mardi ?
- Tu parles, il n’en a même pas été question... Elle a démarré très gentiment, « j’appelle pour m’excuser, je sais que vous faites un travail formidable, l’association a bien de la chance de pouvoir compter sur des jeunes filles comme vous... » Et, moi, comme une c..., je me suis mise à parler.
- A parler de quoi ?
- De moi, de toi, de la manière dont tu m’avais recrutée, de ce que l’on faisait ensemble... Et puis, ensuite, je n’ai pas vraiment compris ce qui s’est passé : elle m’a dit que, toi, tu n’avais jamais eu besoin financièrement de travailler, que tu avais toujours eu de la chance, que tu me prenais pour ta fille parce que tu avais besoin de te sentir admirée... Et puis ça s’est retourné contre moi : avec si peu d’études, je devais être bien contente d’avoir pu m’accrocher à toi... j’étais condamnée à ne jamais te contrarier... elle, heureusement, n’avait jamais eu à cirer les bottes de personne... Et moi, comme une c..., je continuais à parler... Une fois que je me suis retrouvée complètement en pleurs, elle a simplement dit « Bonne nuit et à demain » et elle a raccroché. Kevin faisait son service de nuit... quand il est rentré, je n’ai pas voulu l’empêcher de dormir mais j’ai pas réussi à fermer l’œil jusqu’à ce matin.
- Mais... pourquoi tu ne me l’as pas dit tout de suite.
- Quand j’ai reçu ton message, je me suis dit « Tiens, elle a encore pitié de moi » et... tout s’est emmêlé dans ma tête.
- Tu sais... c’est quand même très rare de tomber sur des gens comme ça. Ce n’est pas à cause d’eux que tu dois tout remettre en cause. Elle avait préparé son coup et elle t’a eue par surprise, c’est tout. Tu as énormément de mérite de...
- Excuse-moi mais... aujourd’hui, je n’ai pas envie que tu me fasses de compliment.
- Pourquoi ? Parce que madame Mignard t’a dit que j’avais pitié de toi ? Mais c’est faux, j’ai besoin de toi. Je ne te fais seulement des compliments, je t’accorde de plus en plus de responsabilités.
- Peut-être mais, moi, je n’ai jamais rien su construire alors que toi...
- Mais ne dis pas n’importe quoi, j’ai plus du double de ton âge ! Tu as toute ta vie pour construire quelque chose. Moi, ça ne fait que cinq ans que je me suis lancée... En plus, tu le sais, je n’ai jamais eu besoin de travailler et j’ai toujours eu de la chance : c’est dire si je n’ai aucun mérite. Tu vois ? Tu m’obliges à lui donner raison avec tes bêtises.
- Non... Tout le monde t’adore et tout le monde dit que tu es quelqu’un d’exceptionnel.
- Eh bien tant mieux mais ça n’a pas toujours été le cas. Et puis, crois-moi, quand j’ai lancé cette association, je me préoccupais de tout sauf de ce que les gens penseraient de moi. Et, si je n’avais pas été bien entourée, j’aurais été plus ridicule qu’autre chose. Ce projet m’a apporté tellement de choses en moi-même... que j’ai presque honte quand on me félicite.
- Oui, en plus, tu es modeste.
- Ecoute, si quelque part je peux te servir d’exemple, tant mieux mais... ne cherche pas trop dans cette direction. Je ne sais pas quoi te dire d’autre... Et puis mange avant que ça ne refroidisse. »

 

 

            Le repas avec Colombe dura ainsi jusqu’à plus de 14 heures. La pauvre fille n’a pas cessé de naviguer entre la déprime personnelle et les excès de gratitude à votre égard. Et vous d’essayer de vous adapter... « Mais non, tu n’es pas si nulle. Mais non, je ne suis pas si gentille. » Vous ne vous attendiez tellement pas à ce type de conversation... Comme si, pour lui remonter le moral, vous étiez obligée de vous justifier. Déjà que, avec les quelques journalistes locaux qui suivent votre association, vous n’aimez pas focaliser sur vous... Même pas par modestie, juste parce que... ce n’est pas le but de ce que vous avez fait. Et puis vous n’avez jamais porté ce projet toute seule, Colombe est bien placée pour le savoir : « Oui mais tu sais mobiliser les gens pour qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes. » Ben voyons... En tout cas, quand vous l’avez quittée, entre deux remerciements, elle semblait aller beaucoup mieux que ce matin : elle allait se reprendre et vous alliez voir comment elle saurait réagir la prochaine fois qu’elle aurait madame Mignard au téléphone. « C’est déjà ça. »

« - Tu n’oublies pas de passer à l’association tout à l’heure ?
- Non, non mais je dois d’abord passer voir ma mère et j’ai de la comptabilité qui m’attend chez moi.
- D’accord, merci et à plus tard. »

Le long des trottoirs qui vous mènent chez votre mère, vous essayez de relativiser l’attitude de Colombe : une jeune fille qui se débrouille seule, l’approche du mariage et puis, quand même, l’attitude plus que vicieuse de madame Mignard... « Si elle se met à nous faire du harcèlement, il faudra peut-être se montrer un peu moins gentille que d’habitude. Mais bon, je suis sûre que, au moindre accroc, elle se cachera derrière la dépendance de sa pauvre mère... »

Vous arrivez devant l’immeuble de votre mère. Vous préférez frapper doucement à la porte et, au bout de quelques instants, Nora vient vous ouvrir.
« - Bonjour madame.
- Bonjour Nora. Ma mère s’est endormie.
- Oui, il y a presque une demi-heure. Entrez, je vais nous préparer du café. »

Vous entrez donc dans le petit trois pièces du rez-de-chaussée. Tout est silencieux. Les rideaux sont tirés et, manifestement, Nora était en train de faire du repassage. D’habitude, quand vous vous rendez chez une personne âgée, vous vous attardez sur certains détails concernant le rangement, la propreté... Mais pas avec Nora. Vous avez une confiance absolue : elle est tellement soigneuse. Son travail pourrait sembler assez simple (elle est auxiliaire de vie mais pas infirmière) mais c’est elle qui possède le mieux cette qualité que vous avez tant de mal à trouver : le respect de la personne âgée. Plus une personne devient dépendante – et certaines sont carrément grabataires – plus il est essentiel de respecter sa dignité. Cela commence évidemment par les soins mais cela concerne toute l’attitude générale : la conversation, la sollicitation, la politesse... « N’oubliez jamais que vous devez être proche de la personne mais que, en aucun cas, vous ne faites partie de la famille. Donc, pas de familiarités, de petits noms, de tutoiements... » Mais, avec Nora, il n’y a jamais eu de problème. Vous savez que c’est une femme qui, dans son pays d’origine, a fait de bonnes études mais que, en France, elle a trouvé ce qu’elle pouvait.

« - De quel pays venez-vous déjà ?
- De Jordanie, madame. Mais j’avais déjà passé trois ans en France pour terminer mes études.
- Dans quel domaine ?
- En économie : comptabilité et gestion.
- Ah... et vous n’avez pas pu trouver de travail dans cette branche ?
- Vous plaisantez ? J’ai eu mon diplôme il y a près de vingt ans et, entre-temps, je n’ai eu aucune expérience professionnelle reconnue ici. Et puis je n’ai aucun contact.
- En tout cas, nous avons bien de la chance de vous avoir avec nous.
- Oh non, croyez-moi, c’est moi qui ai vraiment eu de la chance de vous trouver. Quand je suis arrivée en France, avec mes trois garçons, je n’avais rien... Mais vraiment rien du tout et, dans mes recherches d’emploi, on me faisait comprendre que je n’avais aucune compétence à valider. Croyez-moi, j’étais désespérée quand je suis venue vous rencontrer : j’étais là pour accepter un poste de femme de ménage. Et puis, finalement, vous m’avez confié la responsabilité de personnages âgées, c’était inespéré pour moi.
- Pourtant, ce n’est pas très bien payé.
- Peu m’importe, c’est un vrai métier. J’ai un toit sur la tête et mes enfants vont à l’école : croyez-moi, après tout ce que j’ai traversé, j’ai vraiment eu de la chance de venir ici. Et, tout ça, c’est grâce à vous.
- Ce n’est pas si simple.
- Oh mais si. Croyez-moi, toutes les filles qui ont trouvé un vrai travail chez vous, toutes les personnes âgées dont vous vous occupez, toutes les familles qui vous sollicitent. Tout le monde dit que vous êtes une femme extraordinaire.
- Alors, si tout le monde le dit... Pourtant je n’ai pas l’impression de...
- Quoi donc ?
- Non, rien. Merci pour le café, Nora. Je vais rentrer chez moi finir un peu de travail.
- Merci à vous, madame. Et bon anniversaire. »

 

 

            « Et c’est au fond de ta gratitude que j’ai puisé mon vague à l’âme... De qui est-ce, déjà ? » Vous retournez chez vous en essayant de rester sur le trottoir ensoleillé mais... il faut parfois se résigner à marcher à l’ombre. Personne chez vous... Tous ces gens qui vous remercient comme la reine-mère... « Je ne suis pourtant pas encore aussi vieille qu’elle. »

La porte de votre appartement claque derrière vous et résonne dans le silence. Seule... Un message sur votre répondeur. « Salut maman, c’est Patrick. Je t’appelle pour te souhaiter un très joyeux anniversaire et j’espère que papa rentrera vite avec un énorme cadeau. Je t’embrasse très fort. A plus. »

« Merci, mon chéri. » Mais pourquoi ne vous appelle-t-il jamais sur votre téléphone portable ? Ces temps-ci, vous n’arrivez plus à avoir de véritables conversations avec lui. Est-ce que ses études lui plaisent ? Est-ce qu’il a des amis ? Est-ce qu’il est heureux, tout simplement ? « Tout simplement... » Vous savez que, à vingt ans, l’idée même d’être heureux est bien loin d’être simple. A son âge, vous ne compreniez pas grand-chose mais, bon, vous avez eu la chance de rencontrer Jean-Jacques... C’est grâce à lui que vous avez trouvé votre voie, même si ce n’était pas la plus prestigieuse ou la plus lucrative. C’est vrai que lui a tellement bien réussi... l’argent n’a jamais été un problème et tout s’est fait naturellement. « C’est grâce à lui que j’ai toujours eu beaucoup de chance... Et, aujourd’hui, il n’est pas là. » Et tous ces gens qui vous acclament, comme Colombe, et tous ceux qui, manifestement, vous détestent (comme madame Mignard)... Et la comptabilité qui vous attend sur la table du salon.

Fiches de salaires, vérification des relevés bancaires, bilan général de l’association... Vous détestez vous occuper de tout ça : « Encore mon grand sens du sacrifice, sans doute. » Quelque chose ne va décidément pas aujourd’hui... Vous traînez, vous vérifiez tout deux ou trois fois. L’heure tourne mais vous ne la regardez pas. Vous n’avez pas envie d’être seule. Vous n’avez pas envie de sortir. Cette fête qui vous attend à l’association... Qu’est-ce que cela va être ? La grande parade des compliments et des remerciements ? « Je n’ai pas envie de ça aujourd’hui. »

Il est finalement plus de 17 heures quand votre téléphone sonne.
« - Oui, c’est Colombe. Tu ne devais pas passer à l’association cette après-midi ?
- Oui mais... j’ai beaucoup de travail à finir. Je ne crois pas que je pourrai passer vous voir. Je suis désolée.
- Ça ne va pas ? Ce n’est pas à cause de tout à l’heure, j’espère ? Madame Mignard a rappelé dans l’après-midi, si tu savais comme je l’ai mouchée. Toutes les copines étaient écroulées de rire dans le bureau.
- Ah, c’est bien. Tu n’as pas été trop...
- Trop quoi ?
- Non, rien. Tu as bien fait de te débrouiller toute seule. C’est ce qu’il y a de mieux à faire dans la vie. Avancer sans se poser de questions.
- Euh... Tu vas quand même venir, non ?
- Je ne sais pas. Il y a beaucoup de monde ?
- Eh bien... Viens et tu verras toi-même.
- Je vais voir... Je dois d’abord terminer le bilan et, après, je passerai. A tout à l’heure.
- D’accord... à tout à l’heure. »

Vous raccrochez. Vous vous sentez... complètement idiote. « Mais qu’est-ce que c’est que cette journée ? Qu’est-ce qu’ils pensent de moi, maintenant ?» Vous réalisez brutalement toute l’incohérence de votre attitude. « Enfin, ce n’est pas vraiment de l’incohérence mais... » Tout devient tellement compliqué quand on essaie de penser à la place des autres. Que faut-il faire maintenant ? Il faut y aller, faire comme si de rien n’était. Ou alors non mais comment l’expliquer ? Ça vous rappelle... Bref, vous ne savez plus quoi faire et la situation devient de plus en plus exaspérante. Il faudrait que... Le téléphone sonne. Jean-Jacques, peut-être ?

« - Allo, maman ? C’est Philippe. Joyeux anniversaire !
- Ah, merci mon chéri. Quelle heure est-il à Montréal ?
- Euh... Bientôt midi.
- Et il fait beau ?
- Oui, comme d’habitude. En fait, je pensais pouvoir te joindre à ton association et...
- Mais pourquoi tu ne m’as appelée sur mon téléphone portable ?
- J’ai changé de téléphone et... Enfin, j’ai eu tes copines qui m’ont dit que tu n’avais pas l’air d’aller.
- Oh, un petit passage à vide. Rien de grave, je crois que je n’aime vraiment pas me retrouver seule à la maison.
- Ah, justement, tu n’as qu’à aller les voir. Je crois qu’il y a une surprise qui t’attend.
- Oui mais, moi, les cadeaux, les réceptions...
- Allez, prépare-toi vite et va les rejoindre. Ça fera plaisir à tout le monde et tu ne resteras pas seule.
- Bon, d’accord. Si c’est toi qui me le conseille... Mais, toi, comment ça va ?
- Tout va très bien. Je ne te retiens pas plus et on s’appelle dans la soirée, d’accord ?
- D’accord, mon grand. A ce soir et merci d’avoir appelé. »

Vingt minutes plus tard, vous êtes dans l’autobus qui vous conduit vers le local de votre association. Ne plus réfléchir... Regarder autour de soi, s’occuper l’esprit. Est-ce vraiment le bon moment pour annoncer votre retrait de l’association ? Ne plus réfléchir... « Tiens, ça va être l’heure de l’horoscope. » Effectivement, à la descente du bus, vous reconnaissez la dame en gris qui vend chaque jour des horoscopes imprimés sur du mauvais papier « au profit d’une association d’aide aux handicapés. » Une manière maladroitement déguisée de faire la manche... Elle aussi vous reconnaît puisque, chaque jour, vous lui achetez une de ses feuilles pour la punaiser dans le secrétariat de votre local. « A cette heure-ci de la journée, elle ne doit plus en vendre beaucoup... »

« - Bonjour, un petit horoscope pour aider...
- Pas de problème, comme d’habitude.
- Merci madame, heureusement que vous...
- Merci à vous. A demain. »
Vous continuez votre route. Les trottoirs sont tous à l’ombre maintenant mais vous êtes presque arrivée. Allez, un petit coup d’œil sur les étoiles avant de pousser la porte ? A priori, vous savez ce qui vous attend mais bon, n’oubliez pas, vous êtes Vierge.