J'appelle Marina
« - Bonjour, docteur. Auriez-vous une place pour une consultation d’urgence aujourd’hui ? Vers midi, autour d’un bon déjeuner.
- Voyons voir... Je suis complète mais, si c’est votre anniversaire, je peux faire une exception. A condition, évidemment, qu’il y ait du champagne à table.
- C’est un nouveau type de traitement ?
- Non, j’ai toujours fonctionné comme cela. Par contre, il faudrait que la séance puisse commencer à midi précise.
- Parfait. Je passerai un peu avant t’attendre devant l’immeuble.
- Non, prends plutôt une table dans la brasserie verte sur la place, celle de la dernière fois. Je te rejoindrai.
- D’accord, à tout à l’heure.
- Et joyeux anniversaire.
- Merci. »
Pour une psychiatre-psychanalyste, vous êtes forcée d’admettre que la gentille Marina a toujours été d’une discrétion redoutable. Hermétique même. Comme d’habitude, elle ne veut pas que vous l’attendiez devant son cabinet... A chaque fois qu’elle vous précise ce petit détail, vous vous souvenez du jour où, pour un déjeuner, vous étiez venue patienter dans sa salle d’attente. Elle n’avait rien dit mais vous aviez immédiatement senti monter en elle une immense contrariété (pourtant, vous n’aviez croisé personne). Puis, l’air de rien, une fois à table, elle vous avait expliqué qu’elle ne pouvait librement parler et plaisanter avec vous que parce que vous n’aviez aucune idée des gens qui composaient sa clientèle. Un message clair... presque un avertissement. Vous n’aviez pas osé vous excuser mais vous n’avez plus jamais commis le moindre impair à ce sujet. En dehors de cela, Marina avait toujours été d’une compagnie parfaite avec vous.
En général, l’idée de déjeuner avec elle vous rendait joyeuse pour toute la matinée. « Voyons voir pour aujourd’hui... » Il n’est pas encore huit heures, vous êtes prête à sortir prendre votre petit-déjeuner dehors lorsque vous voyez les papiers que vous aviez laissés, hier soir, éparpillés sur la table du salon. La comptabilité de l’association... « Et dire que j’étais infirmière... »
Vous savez néanmoins que, sur cette question, vous n’avez pas lieu de vous plaindre. En cinq ans, votre association a atteint des dimensions que vous n’auriez jamais imaginées... Mais bon, vingt-sept salariées, ça ne se gère pas comme un budget de famille. Alors, évidemment, la comptabilité a pris des dimensions proportionnelles à votre réussite. Ceci dit, jusqu’ici, vous avez toujours refusé de sacrifier une part de votre budget pour vous soulager de cette corvée. « Un comptable en plus ou une aide-soignante en plus ? »
D’ailleurs, Colombe est la seule employée strictement administrative de l’association. « Et la seule qui ne sache pas faire un pansement. » Elle abat chaque jour un travail considérable mais... pas encore la comptabilité. « Il faudra bien qu’elle s’y mette si elle accepte ma proposition... Mais sûrement pas ce matin, elle a bien mieux à faire. »
Finalement, vous vous dirigez vers la cuisine pour vous préparer une tasse de thé. Un peu de musique pour meubler le silence et puis... armée de vos lunettes et de votre calculatrice, vous vous plongez dans la comptabilité. « Allez, ma belle, aux rames. Ce qui sera fait ne restera plus à faire. En tout cas pour ce mois-ci. » Aucun doute, l’idée du déjeuner avec Marina vous a redonné l’énergie des bons jours. Un peu de sueur contre la certitude d’un bon moment ? Marché conclu.
Fiches de salaire, achat de matériel, défraiements, vérification des relevés bancaires... deux heures de temps. Une nouvelle tasse de thé. Vous appelez ensuite le secrétariat de la vice-présidente du Conseil Général pour obtenir un rendez-vous dans le cadre du plan « Nouvelles solidarités » : vous n’avez toujours pas reçu le dossier d’inscription et les dernières circulaires d’information légale étaient totalement incohérentes (évidemment, vous ne le présentez pas de cette façon). Dix minutes d’attente pour cinq minutes de discussion, ce sera lundi prochain à 18 heures... « Et dire que j’étais infirmière... » 10h30, encore un peu de comptabilité ?
Vous partez finalement de chez vous vers 11h20 avec un bagage précieux : le sentiment du devoir accompli. Pour le reste... vous vous demandez une énième fois combien de temps vous aurez le courage de porter et de supporter tout cela. Quelque part, la décision est déjà prise... mais l’est-elle vraiment tant qu’elle n’est pas « officielle » ?
Comme d’habitude, seule une moitié de la rue est ensoleillée. Comme d’habitude, au milieu de toutes vos pensées, vous ne comprenez pas pourquoi tout le monde n’est pas sur le même trottoir. « Bon, d’abord je déjeune avec Marina. Ensuite, je passe voir Maman et, vers 17 heures, je n’oublie pas de montrer mon nez à l’association comme si de rien n’était. »
En fait, vous aviez prévu de ne pas y aller aujourd’hui mais Chloé, une de vos aides-soignantes vous a fait comprendre que Colombe aimerait beaucoup que vous y passiez quand même. « Juste comme ça, par hasard », ce qui signifie sans doute qu’une petite fête surprise y est prévue pour votre anniversaire. « Pourquoi pas ? Tout le monde ou presque sera là, ça sera peut-être le bon moment... »
Vous arrivez tranquillement jusqu’à la terrasse de la « brasserie verte ». Toutes les tables sont à l’ombre, autant passer à l’intérieur. Vous patientez une dizaine de minutes jusqu’à l’arrivée de Marina.
« - Coucou, bon anniversaire !... Je me trompe ou j’avais exigé une bouteille de champagne avant d’accepter ?
- Comment ça ? Dès l’apéritif ?
- Mais bien sûr, aujourd’hui, je ne prescris que des traitements de choc ! Et puis il vaut mieux la commencer tout de suite, si on veut avoir une chance d’en commander une autre pour le dessert.
- D’accord. Garçon, s’il vous plaît ! »