Je me prépare pour aller rejoindre Colombe

            Allez, ne pas rester ici. Trop grand. Trop vide. « Jeune fille voilée de blanc, accorde-moi encore un peu de joie et d’innocence... De qui est-ce déjà ? » Vous composez le numéro de Colombe... Sa messagerie. « Zut, j’ai oublié qu’il était encore tôt. En ayant pris sa matinée, elle a sûrement dû décaler son réveil, elle. » Vous laissez un message expliquant que vous êtes finalement disponible pour l’accompagner à la boutique ce matin. Pourquoi avoir laissé le réveil branché hier soir ? Encore un « effet secondaire » de la conversation avec Mme Mignard.

« Quelle plaie, cette femme. Pourtant, je déteste vraiment juger les gens. » Vous prenez votre manteau et votre sac pour aller prendre un petit-déjeuner dehors. Trop grand. Trop vide ici.

Vous regardez sur votre table les papiers que vous aviez laissés éparpillés hier soir : la comptabilité de l’association à mettre à jour. Une corvée mais, bon, il y a des choses qu’on ne peut pas se permettre d’oublier quand on a des responsabilités. Reste aussi un rendez-vous à demander auprès d’un des « responsables troisième âge » du Conseil Général. Responsables... façon de parler.

« Allez, on verra ça plus tard. Aujourd’hui, c’est spécial. Demain, tout ira mieux. » En effet, c’est votre anniversaire et, à votre âge, on a besoin d’être entourée pour trouver ça joyeux. Et puis, vous avez pris des décisions qu’il va bien falloir... rendre publiques.

La rue est calme. Vous connaissez le quartier. Vous savez où trouver une petite terrasse déjà ensoleillée. Vous savez aussi qu’une petite fête est prévue en fin d’après-midi à l’association. Presque tous les membres seront là. Ce sera le bon moment pour parler. Sans doute le meilleur moment. « Mais ça me semblerait tellement plus simple si Jean-Jacques ou les enfants étaient là. »

Vous vous installez pour commander un thé et un croissant. Il fait assez doux mais pas de quoi enlever son manteau. Vous réfléchissez à votre journée spéciale lorsque votre répondeur vous signale l’arrivée de la réponse de Colombe. Un SMS... « J’aurais préféré un appel mais, bon, c’est une question de génération. »

Le message est bref : une adresse de magasin, vers 10 heures. Cette économie de mots vous fait sourire : « J’espère que ses faire-part seront un peu plus expansifs. »

Donc, votre matinée sera consacrée à Colombe. Votre après-midi avec votre mère et ensuite à l’association. Pour midi ? Sans doute avec Colombe. « Voilà, le planning est bouclé. » Reste qu’il n’est qu’un peu plus de huit heures... Trop tôt pour appeler Patrick. Trop tard (ou trop tôt ?) pour appeler Philippe. Et, pour Jean-Jacques... vous n’osez même pas y réfléchir.

« C’est ton anniversaire, ma grande. Tu as gagné le droit de ne rien faire pendant un peu plus d’une heure... Un petit entrainement pour préparer la retraite. » Un léger regard alentour pour vérifier qu’il n’y a vraiment personne que vous puissiez reconnaître pour discuter un peu. Non, vraiment pas. « Bon, eh bien, buvons notre thé. »

Préparer un mariage... Vous avez déjà préparé le vôtre il y a... longtemps. Celui de Philippe, il y a deux ans. Rien de grandiose puisqu’il s’agissait surtout de se mettre en règle avec l’immigration canadienne. Et puis, pour un garçon... ça n’a pas le même sens. Pour une fille, c’est autre chose. Vous savez, pourtant, que Colombe n’a pas beaucoup de moyens. Elle est souvent obligée de se débrouiller toute seule.

Un soir, elle vous avait présenté Kevin, son fiancé. Un grand jeune homme tout timide. Un peu trop même. Pas beaucoup d’études mais beaucoup de bonne volonté à eux deux. Vous aviez recruté Colombe il y a presque cinq ans en contrat de mission, pour trois mois, quand vous n’arriviez plus à vous débattre avec les emplois du temps des auxiliaires. Vous étiez dans un tel état... Jean-Jacques vous avait sommée de vous faire aider sinon... (en fait, il n’avait jamais terminé sa phrase mais, bon, il avait l’air sérieux).

Finalement, vous n’avez plus jamais pu vous en passer. La pauvre, au début, n’y comprenait rien du tout mais elle y a passé des nuits entières. Et puis elle répondait bien au téléphone. Ensuite, elle a proposé de refondre les formulaires d’adhésion et elle a réorganisé toute la base de données informatique. Bref, elle vous a libérée de ce que vous détestiez faire.

Depuis cinq ans, cette association est très importante pour vous. Au départ, l’idée était bonne mais vous n’aviez pas imaginé l’ampleur des besoins. Au bout d’une semaine d’activité, vous crouliez déjà sous les demandes de personnes âgées voulant rester chez elles. Il faut savoir que, en tant qu’infirmière, vous aviez déjà une belle réputation et un carnet de rendez-vous plus que chargé... Et dire que vous aviez tenu tête à Jean-Jacques en expliquant que, grâce à cette association, vous auriez enfin moins de travail et de déplacements. Quelle plaisanterie !

Quand vous mesurez aujourd’hui le travail abattu par Colombe et tout ce qu’il vous reste encore à faire chaque jour, vous comprenez pourquoi il n’avait pas pu s’empêcher de rire. Mais bon, grâce à Colombe, l’association a tenu bon et même atteint des dimensions que vous n’auriez jamais imaginées il y a cinq ans.

Maintenant, il va être temps d’embaucher une nouvelle secrétaire puisque l’association va avoir besoin d’une nouvelle directrice... Vous aimeriez que Colombe vous succède et, a priori, personne ne devrait y voir d’inconvénient. Elle est jeune mais elle assume le travail que les autres ne veulent pas (et ne savent pas) faire. Ça lui donne une certaine autorité. Il ne lui reste qu’à se mettre à la comptabilité (ce qu’elle déteste) et à prendre le relais dans votre rôle de « lobbying and public relations » comme dit Philippe.

Vous pensez que, avec elle, l’association continuera sur la bonne voie. Il faudra juste qu’elle prenne suffisamment confiance en elle. Et, vous, vous pourrez... passer à autre chose. Vous profiterez de la vie avec Jean-Jacques. Vous pensiez pouvoir le faire avec le départ des enfants mais, l’un comme l’autre, vous aviez encore des choses à prouver. Maintenant, c’est différent. Ça serait dommage qu’il parte à la retraite alors que, vous, vous continuiez vos activités. Il le vivrait sûrement mal.

Et puis vous n’avez plus la même énergie. Plus la même envie. Par exemple, il y a encore quelques mois, les accusations de madame Mignard vous auraient perturbée une heure ou deux, le temps de passer à autre chose. Mais, là, il y avait déjà en vous une lassitude certaine. « Plus la... niaque, comme le dirait Patrick. Bon, l’heure tourne. Je vais me mettre tranquillement en route. A pieds. »

Vous vous levez et vous prenez la direction du centre-ville. Tout le monde roule. Vous marchez. Vous vous dites que cette journée sera vraiment spéciale. Inutile qu’elle passe trop vite. Vous approchez de la boutique. Colombe n’est pas encore là. Vous attendez. Quelle heure est-il ? Pas encore dix heures.

 

               « Peut-être est-elle déjà dans la boutique... Ah, non, elle arrive là-bas. Enfin je vais pouvoir parler à quelqu’un ce matin. » Vous lui faites signe. Elle approche d’un pas pressé. Bizarrement, plus vous distinguez son visage, plus vous semblez lire une expression étrange. Elle approche. Elle se force à sourire. Que se passe-t-il ?

« - Colombe, ça va ? Tu n’as pas l’air bien.
- Oh si, ça va. Kevin est mort.
- Quoi ? Mais... qu’est-ce que...
- Rien, j’ai juste rêvé qu’il était mort cette nuit.
- Ah mais... Il va bien alors ?
- Mais oui, je plaisantais, c’est tout.
- Mais... tu m’as fait une de ces peurs...
- Rassure-toi. Personne ne te veut de mal. Allons-y, je suis en retard. »
Elle rentre dans la boutique. Vous restez plusieurs secondes immobile sur le trottoir. Que s’est-il passé tout à coup ? Vous imaginez tous les scénarios possibles... Vous ne comprenez rien. Vous entrez vous aussi dans la boutique.

Que s’est-il passé ensuite ? Plus de deux heures d’un véritable calvaire. Colombe n’était manifestement pas dans son état normal. Rien n’allait dans la robe qu’elle avait commandée. Le voile était trop long, la traîne trop courte... Il fallait tout refaire mais elle n’avait ni le temps ni les moyens de demander un nouveau modèle. Et puis elle dégageait une telle nervosité... Même envers vous, à chaque fois que vous avez essayé de la conseiller ou de la rassurer, ses remarques ont été particulièrement... sèches. La vendeuse aussi en a pris pour son grade.

Pourtant vous ne vous êtes pas résignée à vous taire. Ni à partir. Question de... Les autres clientes de la boutique semblaient ne s’apercevoir de rien mais vous sentiez malgré bien les regards en coin qui ne manquaient pas de tourner autour d’elle (et autour de vous que l’on prenait probablement pour sa mère). A un moment où la vendeuse répondait au téléphone, vous avez fait une ultime tentative de discussion raisonnable.

« - Voyons Colombe, tu sens bien qu’il y a un autre problème plus important que cette robe, n’est-ce pas ?
- Ah bon ? Ma robe de mariage, pour ce que ça représente et au prix que ça coûte, ce n’est pas important ?
- Pas au point de t’en prendre de cette manière à la vendeuse. Cette robe, c’est toi qui l’as choisie. On peut y faire des retouches mais il n’y a pas de raison qu’elle ne te plaise plus. Tu es magnifique avec !
- Cette robe, c’est comme tout le reste. Je l’ai choisie seule. Personne ne m’a conseillée à part cette « vendeuse » qui, elle aussi, trouve tout « magnifique » histoire de ne pas trop réfléchir. Et, maintenant, je m’aperçois qu’elle est grotesque... Alors, évidemment, je ne devrais m’en prendre qu’à moi-même mais malheureusement, moi, je ne suis pas aussi parfaite que toi. Désolée.
- Mais qui te parle d’être parfaite ou d’être comme moi ?
- Oh, personne... Tu as raison, personne ne me parle à part pour...
- Pourquoi ? Quelqu’un t’a dit quelque chose ? Sur toi ? Sur ta robe ?
- Non puisque, sur ça, personne ne me dira rien. Tout le monde se contentera de sourire. Excuse-moi mais je vais quand même essayer de trouver des chaussures qui ne soient pas complètement ridicules. »

Votre premier réflexe fut de la plaindre mais... la situation devenait néanmoins de plus en plus embarrassante. Quelque chose n’allait pas, c’était évident et, comme vous le pensiez, ce n’était pas à vous de venir avec elle ce matin-là. Mais, manifestement, sans vous il n’y aurait eu personne... C’est sans doute cela qui vous a forcée à rester. Pourtant, au fur et à mesure, vous aviez des intuitions de plus en plus désagréables. Pas tant à cause de ses mots... plutôt à cause de ses gestes, de ses regards... Au fond, en voulait-elle vraiment à la vendeuse ?

En fait, vous aviez de plus en plus l’impression que son... agressivité était tournée contre vous. Comme si, ce matin, elle vous reprochait quelque chose. Mais quoi ? Alors vous vous êtes écartée. Vous vous êtes assise et vous avez attendu. Les essayages se sont poursuivis, la vendeuse a fait tout ce qu’elle a pu (une autre est même venue en renfort). Certains détails semblaient s’arranger petit à petit. Colombe se détendait et vous demandait parfois votre avis, sans vraiment vous regarder. Vous vous contentiez de sourire et de hocher la tête.

« Être parfaite... Être comme moi. » Cette mauvaise humeur vous rappelait certains accrochages que vous aviez pu avoir avec elle par le passé. Mais il s’agissait toujours d’énervements liés à des surcharges de travail. Rien de grave. Vite oublié. Pourtant, cette manière de dire « comme toi » vous avait toujours laissé une impression bizarre... Et puis, pourquoi aujourd’hui ? Vous lui avez accordé sa matinée pour venir. Vous avez accepté de prendre la vôtre pour l’accompagner. Peut-être vous reprochait-elle d’avoir décidé au dernier moment... « Pourtant... je n’avais vraiment pas besoin de ça ce matin. »

Vous réalisez aussi autre petit détail : elle ne vous a pas souhaité votre anniversaire. « Elle connaît forcément la date puisque, d’après les indiscrétions des filles, c’est elle qui a organisé la petite fête de cette après-midi. Mais que se passe-t-il ? C’est trop compliqué pour moi... Pas aujourd’hui... » Vous vous sentez de plus en plus seule et mal assise. Vous êtes seule dans vos pensées et puis, sans prévenir, vous voyez Colombe rhabillée revenir vers vous.

« - Ça y est. Ça a été dur mais j’ai réussi à tout reprendre... Est-ce que... tu aurais le temps de déjeuner avec moi ?
- Euh... Quelle heure est-il, s’il te plaît ?
- Pas loin de midi et demi. »
Il est tard. Un simple mot d’excuse de sa part suffirait à tout effacer...

Par contre, vous êtes prise au dépourvu : que souhaitez-vous répondre (sans vraiment avoir le temps d’y réfléchir) ?

 

Vous acceptez l’invitation de Colombe.

Vous préférez refuser pour partir voir votre mère.