Je passe voir ma mère ce matin
Première décision, ne pas rester ici. Trop grand. Trop vide. Tant pis pour la comptabilité de l’association qui reste éparpillée sur la table du salon. « Ce n’est pas ça, mon travail. Je suis infirmière... »
En tant que directrice, et quoi qu’en pense madame Mignard, vous avez la conscience tranquille : tous les plannings sont à jour et chaque personne âgée inscrite à l’association sera prise en charge aujourd’hui par du personnel qualifié, consciencieux et attentionné. Vous le savez puisque vous avez recruté vous-même chaque aide-soignante et chaque auxiliaire et que vous avez pris l’habitude de surveiller de près leur travail. C’est ça l’essentiel de votre engagement.
Aucune remarque de la part des personnes âgées ou de leur famille n’a été négligée. Il y a toujours des compromis à faire pour assurer à tous les mêmes égards mais vous avez toujours agi de manière claire et réfléchie. Vous avez toujours pris le temps d’expliquer les choses, ce qui ne vous a jamais empêché de faire preuve de fermeté quand cela a été nécessaire. « Pourquoi suis-je obligée, chaque matin, de me dire tout ça ? »
Vous pensez aussi à ce que vous disait votre mère : vivre pour être fière de soi-même et ne jamais attendre que ce soit les autres qui soient fiers de vous. « Jean-Jacques est fier de moi mais il n’est pas là. Les enfants, eux, ce n’est pas leur problème... Maman est encore capable de me le dire quand elle se sent bien. » Quand la maladie d’Alzheimer lui laisse un peu ses esprits, votre mère est encore capable de vous réconforter... mais cela arrive de moins en moins souvent. Vous connaissez bien cette maladie. Combien de vos patients en sont atteints aujourd’hui ? Plus de la moitié ou plus que ça encore. « Ce sont des moments précieux. Tant qu’il y en a, il ne faut surtout pas les laisser passer. »
Il n’est pas encore 8 heures... Nora, évidemment, ne sera pas encore arrivée... Cette femme représente, en fait, votre seul vrai pêché d’égoïsme : vous avez réservé la personne la plus dévouée et la plus attentionnée de votre association pour s’occuper de votre mère. Pourtant, Nora n’a pas le moindre diplôme d’aide-soignante ou d’auxiliaire de vie mais vous savez très bien que ses compétences et ses qualités humaines sont bien au-dessus d’un examen scolaire. Vous allez donc régulièrement la voir et, entre chaque visite, vous avez l’esprit tranquille.
« Ce matin, elle ne sera pas encore là. Ça sera un tête-à-tête. » Avec un peu de chance, il y aura une discussion et, peut-être, un peu de réconfort au milieu de votre solitude. Vous prenez votre sac et votre manteau, vous quittez l’appartement trop grand et trop vide. Vous descendez les escaliers de votre premier étage et vous traversez le quartier en cherchant les trottoirs au soleil. « Il va faire beau aujourd’hui. Peut-être pas très chaud mais le ciel sera lumineux. Par contre, elle ne sera probablement pas encore réveillée. Je rentrerai en silence et je préparerai le petit-déjeuner. »
Vous arrivez devant l’immeuble de votre mère. L’expression « immeuble de votre mère » n’est d’ailleurs pas fausse puisque la totalité de la résidence appartenait à vos parents. Petite, votre famille habitait tout le dernier étage. Aujourd’hui, plusieurs appartements ont été vendus et, se sentant faiblir, votre mère s’est installée dans un petit trois pièces au rez-de-chaussée. Avec votre sœur, vous avez décidé de ne pas vendre la totalité de l’immeuble pour qu’elle puisse bénéficier de revenus qui lui soient propres et qu’elle ne se sente pas une charge pour ses filles. Question de dignité... une notion essentielle quand on affronte la maladie Alzheimer, la vieillesse ou, tout simplement, la vie quotidienne.
Vous entrez sans bruit. Vous déposez vos affaires dans le séjour et vous passez à la cuisine préparer deux tasses de thé. Vous ouvrez doucement les volets et les rideaux pour faire rentrer la lumière du matin. Votre mère dort toujours dans la chambre à côté. Quand le thé est prêt, vous composez un plateau avec des madeleines et des biscuits et vous disposez tout cela sur la vieille table, face à la baie vitrée qui donne sur la cour intérieure et le petit jardin. « Au dernier étage, il y aurait déjà du soleil. Ici, évidemment, c’est plus difficile. »
Vous enlevez vos chaussures et vous pénétrez doucement dans la chambre de votre mère. Vous la regardez dormir. Vous l’écoutez respirer. « Nous rendons un jour à nos parents les gestes tendres qu’ils ont eu pour nous... De qui est-ce déjà ? » Tout est calme. Elle tourne doucement et elle ouvre les yeux. Vos regards se croisent quelques instants sans rien dire et puis elle vous appelle.
« - Maman, c’est toi ? Quelle heure est-il ?
- Il est... presque 8 heures et demie.
- Merci maman. »
Combien de fois avez-vous déjà assisté à ce genre de scène ? Pourquoi êtes-vous surprise ? Qu’avez-vous l’habitude de dire aux familles qui vivent cela pour la première fois ? « C’est une des évolutions normales de la maladie. C’est difficile pour vous mais l’essentiel est qu’elle ne souffre pas. » Oui, voilà ce que quelqu’un aurait pu vous dire. Et, ensuite, vous auriez demandé : « Est-ce que c’est définitif ? » Et on vous aurait répondu : « Non mais il y aura sans cesse des allers-retours. Il faudra simplement s’y préparer et essayer de ne pas la brusquer. »
Vous savez que, d’une manière générale, ce stade de la maladie représente un tournant important dans la relation entre la personne âgée et sa famille proche. C’est le moment où beaucoup préfèrent s’éloigner discrètement et attendre que leur proche (le plus souvent leur père ou leur mère) perde l’usage de la parole pour revenir l’accompagner. Vous avez toujours compris les gens. Vous avez toujours refusé de les juger.
« Ne t’inquiète pas, maman. Moi, je ne t’abandonnerai pas. Je sais ce qui nous attend. Je suis prête. »
Elle semble s’être rendormie. Puis elle ouvre à nouveau les yeux et vous regarde en silence. « J’ai préparé du thé et des biscuits. Tu en veux avec moi. » Elle sourit et commence à se redresser. Vous l’aidez avec les gestes habituels. Ceux que vous avez appris. Ceux que vous avez enseignés. Ceux que vous avez découverts simplement avec la pratique. Tout se passe bien. Son corps est encore solide et vigoureux.
Vous vous installez toutes les deux devant la baie vitrée, vous servez le thé et vous lui approchez les biscuits. Vous souriez toutes les deux. Vous comme une mère, elle comme...
« - Pourquoi tu n’étais pas là, hier soir ?
- C’est bien que t’en souviennes. Mais tu sais que cela fait longtemps que je n’habite plus avec toi.
- Oui, je sais, tu es partie.
- Mais je viens te voir souvent et je sais que Nora s’occupe bien de toi.
- Mais, Nora, ce n’est pas ma mère.
- Non, c’est vrai. »
En reposant votre tasse, vous comprenez à quoi votre mère fait allusion... Sa propre mère, votre grand-mère, était partie quand elle avait huit ans. Puis elle était revenue l’année suivante sans que, apparemment, aucune explication ne lui ait été jamais donnée. Votre mère vous en avait parlé une première fois après la naissance de Philippe, sans que vous sachiez pourquoi. Votre sœur aussi était au courant mais sans connaître plus de détails que vous au sujet de cette mésaventure. Elle vous en a reparlé ensuite quand elle a su qu’elle était malade. A ce moment-là, vous pensiez qu’elle s’inquiétait pour vous et vous aviez essayé de la rassurer en lui expliquant que, quoi qu’il arrive, elle ne ferait pas la même chose : ses deux filles étaient largement capables de se débrouiller seule car elle avait su leur apporter l’essentiel quand elle en avait besoin. Mais c’était peut-être autre chose...
Et maintenant, ce matin-là, vous la voyez devant vous, le regard perdu dans le fond de sa tasse... Vous sentez que trop de pensées se bousculent dans sa tête. Que cherche-t-elle à vous dire ?
« - Et... aujourd’hui aussi, tu vas partir ?
- Oui mais je vais attendre Nora avant de partir. Et je reviendrai cette après-midi.
- Pourquoi viens-tu toujours quand papa n’est pas là ?
- Mais parce que papa est... il est...
- Je sais, il est méchant.
- Mais non, ce n’est pas ce que je voulais dire...
- Si, je le sais. André me l’a dit. Il a entendu ce qui s’est passé.
- Oui mais... ce n’est peut-être pas si grave que ça, tu sais.
- Maman... tu veux que je te raconte ce que m’a dit André.
- Non... je ne crois pas.
- Mais je peux tout te raconter, tu sais... Maman ? Maman, écoute-moi.- Arrête... de m’appeler comme ça, s’il te plaît. »
Vous sentez alors quelque chose se passer dans son regard. Et puis elle baisse les yeux et ne dit plus rien. Vous respirez quelques secondes et vous essayez de reprendre la conversation.