Je refuse de déjeuner avec Colombe

            « - Non, désolée. J’ai prévu de déjeuner chez ma mère et j’ai de la comptabilité à terminer. Je passerai à l’association en fin d’après-midi.
- Oui... alors je vais juste prendre un sandwich avant d’y aller moi aussi. Mais, moi, ce n’est sûrement pas aujourd’hui que j’irai voir ma mère...
- C’est vraiment dommage qu’elle ne soit pas là pour t’aider pas à préparer ton mariage.
- Ne t’inquiète pas, ça ne date pas d’hier... Enfin, ça m’oblige à me débrouiller.
- Tu as quand même des gens autour de toi pour t’aider si...
- Oui, je sais, et j’espère que je n’en abuse pas... Merci pour ta patience et à tout à l’heure. »
Quelle expression bizarre sur son visage... C’est finalement elle qui vous quitte sur le trottoir. Peut-être auriez-vous dû... mais pourquoi ne s’est-elle simplement pas excusée ? Vous auriez pris le temps de discuter encore un peu.

« Arrête de penser que tu peux régler à toi seule tous les problèmes... » Et puis vous n’avez pas menti : si vous ne passez pas voir votre mère aujourd’hui, personne ne le fera à votre place. Il y a Nora à ses côtés, certes, mais ce n’est pas la même chose. Votre sœur doit aussi passer dans la soirée mais elle ne fera que vérifier que tout est en ordre et que le traitement est à jour... Vous savez que, depuis que l’état de votre mère s’est aggravé, elle répugne à lui faire la conversation : discuter avec une femme atteinte de la maladie d’Alzheimer peut provoquer quelques mauvaises surprises, surtout quand cette personne est proche de vous. Ça ne veut pas dire que, de votre côté, vous n’avez peur de rien mais bon... vous savez. « Avec un peu de chance, elle sera dans un bon jour... Et ça serait dommage de passer à côté. »

Le long des trottoirs qui vous mènent chez votre mère, vous ne pouvez pas vous empêcher de repenser à l’attitude de Colombe. Ses mots, ses regards... Vous essayez de relativiser : une jeune fille qui se débrouille seule, l’approche du mariage... Dernier trottoir. Vous en oubliez presque de vous acheter un « panier repas » (salade / boisson / yaourt) chez l’épicier du coin. C’est toujours le même endroit où, petite fille, vous alliez acheter les légumes du jour... mais l’endroit a évidemment bien changé. Vous êtes arrivée devant l’immeuble. Vous préférez frapper doucement à la porte et, au bout de quelques instants, Nora vient vous ouvrir.

« - Bonjour madame.
- Bonjour Nora. Tout va bien aujourd’hui ?
- Tout va très bien, elle en pleine forme. Entrez vite ! »
Vous entrez dans le salon du petit trois-pièces. Les rideaux sont grand ouverts, le soleil inonde la pièce par les fenêtres qui donnent sur le jardin. Cela sent bon et votre mère est là, assise et toute souriante.

« Bonjour, ma chérie. Ça me fait vraiment plaisir de te voir ! »
Vous déposez vos affaires sur la table et vous allez vite l’embrasser : cela faisait plusieurs semaines qu’elle ne vous avait plus reconnue aussi spontanément. Vous vous sentez comme une petite fille.
« - Alors, comment vas-tu ?
- Eh bien, pas si mal. Il fait un temps superbe, Nora m’a aidée à m’installer dans le jardin et on a papoté comme ça un bon moment.
- C’est vrai ?
- Oui, madame. Elle a eu un réveil un peu... difficile mais, du moment qu’elle a été dehors, elle n’a pas arrêté de discuter. Elle se souvenait que vous deviez venir et elle vous attendait avec impatience. J’étais en train de préparer son repas mais, comme je n’étais pas certaine que vous viendriez...
- Ne vous inquiétez pas, je me suis acheté un petit quelque chose. Vous vous occupez très bien d’elle et elle a l’air en pleine forme. »

Effectivement, cela faisait un bon moment que vous n’aviez pas vu votre mère en aussi bonne forme. Pendant tout le repas, elle vous a parlé presque comme si de rien n’était : sans buter sur les mots, sans répéter mécaniquement les choses ni perdre le fil de la conversation. Un vrai régal !

A quelle heure étiez-vous arrivée ? En tout cas, ce petit état de grâce dura jusqu’à près de 14 heures. Une fois le repas terminé, votre mère vous proposa, ainsi qu’à Nora, de... jouer aux cartes ! Rien de bien compliqué mais elle se montra capable de faire quelques parties très honorables avant de montrer ses premiers signes de fatigue. Elle réfléchissait au jeu et semblait vraiment s’amuser jusqu’à ce qu’elle commence à perdre le fil des parties et à s’assoupir. Vous avez aidé Nora à la coucher dans sa chambre, vous avez tiré les rideaux pour diminuer la lumière et vous êtes doucement partie en remerciant mille fois Nora pour la manière dont elle s’occupait de votre mère.

« - Je sais que c’est grâce à vous qu’elle arrive encore à avoir des moments comme ceux-ci. Vous vous occupez d’elle, vous lui parlez, vous la sollicitez... C’est ça qui lui permet encore de mobiliser ses forces.
- Je suis vraiment contente que vous soyez venue. Et j’espère que vous aurez d’autres moments comme ça à partager avec elle. Croyez-moi, elle est encore vaillante. Au revoir et, aussi, bon anniversaire. »
Nora ferme la porte et vous reprenez votre marche sur le trottoir, côté soleil, en direction de chez vous. « Moi aussi, je l’espère mais... » En tout cas, vous êtes vraiment contente d’avoir pu être là.

 

 

            Vers 15 heures, vous êtes installée avec vos lunettes et votre calculatrice au milieu de la comptabilité de votre association. Un vrai travail d’amateur mais bon... rien ne se fera tout seul. La table du salon est jonchée de paperasse et, à part un message de bon anniversaire de votre fils Patrick sur votre répondeur, vous n’avez pas trouvé grand-chose pour vous distraire de cette corvée (ceci dit, la faire soi-même est aussi une garantie d’éviter les trop mauvaises surprises). Enfin, dans le silence de votre appartement, le téléphone sonne pour vous proposer un petit brin de conversation. Peut-être Philippe, de Montréal, ou Jean-Jacques... Vous posez vos lunettes sur la table et vous décrochez.

« - Allo ?
- Oui, c’est Chloé... Euh, on vient d’avoir un petit problème avec Colombe.
- Ah, que s’est-il passé ?
- Eh bien, madame Mignard a appelé tout à l’heure et je crois que la conversation a mal tourné. Elle avait l’air très énervée et, quand Lucie est venue la voir pour son emploi du temps de la semaine, le ton est vite monté dans le bureau.
- Monté jusqu’à quel point ?
- Elles se sont disputées et... insultées devant tout le monde. Lucie ne s’est pas laissée faire et a lâché des choses plutôt... agressives. Colombe a finalement claqué la porte pour partir en pleurant.
- Mon dieu... Et personne n’est intervenu ?
- Mais les choses se sont passées très vite et, en fait, Lucie ne savait pas que Colombe était déjà énervée. Mais je n’imaginais pas que ça puisse aller... jusque là.
- Oui et déjà que, en temps normal, vous ne la soutenez pas beaucoup...
- Je sais et c’est pour ça que je t’appelle... Mais, d’habitude, elle ne réagit pas comme ça. Elle nous prend de haut et...
- Elle ne vous prend pas de haut, elle fait son travail ! Il faudra bien que vous arriviez à comprendre ça, quand même ! Aucune d’entre vous ne voudrait être à sa place mais, vu qu’elle n’est ni infirmière ni aide-soignante, vous ne supportez pas ses décisions.
- Mais si, tu sais très bien qu’on finit toujours par accepter ce qu’elle décide mais là...
- Eh bien, là, il fallait aller un peu plus loin, c’est tout. Alors, du moment que Lucie s’énerve, personne ne trouve rien à redire ?
- En fait, Lucie a fini par se calmer et, depuis, elle essaie de la joindre pour s’excuser... Peut-être que si c’est toi qui lui laisses un message... Ça serait tellement dommage qu’il y ait une sale ambiance au bureau aujourd’hui.
- Merci pour elle... Je vais voir ce que je peux faire mais je vous préviens que, pas plus tard que tout à l’heure, il y aura une sérieuse discussion à ce sujet. Fais passer le message.
- D’accord, à tout à l’heure... Et bon anniversaire.
- Oui, c’est bien le moment... Bon, merci quand même de m’avoir prévenue. A tout à l’heure. »

Vous raccrochez votre téléphone et vous éteignez votre calculatrice. « Evidemment que je n’aurais jamais dû la laisser repartir dans cet état-là. Quelle idiote... »
« Oui, Colombe, c’est moi. Je sais qu’il y eu un incident avec Lucie et j’aimerais vraiment que tu me rappelles. S’il te plait, c’est mon anniversaire alors ne me laisse pas inquiète comme ça aujourd’hui. Allez, je compte sur toi et rappelle-moi dès que possible... Et excuse-moi pour ce matin. »

 

 

            Vous attendez depuis plus d’une demi-heure que Colombe vous rappelle. Une éternité de doutes, de craintes et de questions dans le silence de votre appartement. Inlassablement, vous pensez à Colombe puis vous pensez à votre mère. En fait, vous n’arrivez pas à vous en vouloir d’être passée la voir alors... quelle était la bonne solution ? C’était peut-être une des dernières fois que vous partagiez un véritable moment avec elle. Pour Colombe, les choses pourront sûrement s’arranger. A moins que... Au fond, que savez-vous réellement de ses problèmes et de sa détresse ? Pourquoi est-elle donc seule, sans famille ? Peut-être que cinq minutes de discussion auraient suffi... Peut-être aurait-il fallu intervenir plus tôt, dans la boutique de mariage ? Comment savoir ? Peut-être n’auriez-vous rien pu faire... alors pourquoi gâcher ce petit moment de rémission ?

« Quelle heure est-il aux Emirats ? Ce n’est pas possible de tout... penser toute seule. » Vous tournez en rond comme un animal nerveux, le plancher craque et résonne dans le silence... Sans réfléchir au décalage horaire, vous essayez de joindre Jean-Jacques. Heureusement, il vous avait enregistré son numéro avec tous les indicatifs avant de partir.

« Je suis infirmière, moi. Je ne sais pas gérer ce genre de choses... Répond, s’il te plait. » Cinq sonneries puis l’annonce de sa messagerie. Qu’allez-vous lui dire ? « Bon, d’abord ne pas l’inquiéter... Euh oui, c’est moi. J’espère que tout va bien là-bas et... En fait, j’ai juste quelques soucis avec l’association et, comme d’habitude, j’aurais aimé en parler avec toi... Mais, ne t’inquiète pas, je vais me débrouiller et... Je t’embrasse fort et j’espère quand même que tu rentreras vite. Voilà et merci pour le message de ce matin. A bientôt, je t’aime. »

Vous raccrochez sans trop savoir quoi penser de votre... résumé. Puis le téléphone sonne aussitôt ! Un appel en absence. Qui ? Ah, Colombe... Vous la rappelez aussitôt. Pourvu que...
« - Allo ?
- Ah, Colombe, comment vas-tu ma petite ?
- Ben, effectivement, je ne me sens pas très grande.
- Oui, les filles m’ont dit que tu étais partie en pleurant de l’association. C’est ma faute, je n’ai pas voulu t’écouter ce matin.
- Ne dis pas de bêtises, j’ai été odieuse avec toi ce matin. J’ai tourné en rond toute la nuit toute seule et ça a fini par éclater cette après-midi, c’est tout.
- Peut-être mais on aurait dû être là pour t’aider. Ça n’aurait pas dû se passer comme ça et, crois-moi, je ne vais pas laisser passer cette affaire auprès des autres.
- Ne t’inquiète pas, j’ai déjà eu Lucie et Chloé au téléphone... Tout n’est pas réglé mais je pense qu’on a fait le plus important.
- Ah, ça va mieux alors ?
- Oui... Quand je suis rentrée, Kevin était réveillé. Il était de service cette nuit et, après, je n’ai pas voulu l’empêcher de dormir. J’étais en pleurs et j’ai été obligée de lui expliquer les choses. Ça m’a fait beaucoup de bien. Je crois que j’avais accumulé beaucoup de stress et de contrariétés sans rien dire et... j’avais simplement besoin de les mettre à plat pour m’en rendre compte. J’ai un peu mieux pris conscience de mon attitude de ce matin et... j’ai même réussi à parler avec Chloé et Lucie avant de t’appeler.
- C’est vraiment très bien que tu arrives à réagir comme ça.
- Oui mais, en tout cas, on s’est mises d’accord pour créer dès ce soir un commando anti-Mignard. Il est hors de question qu’elle continue à me marcher sur les pieds.
- D’accord, faites ce que vous voulez et je vous soutiendrai. Il n’y a rien de tel pour souder une équipe.
- C’est surtout toi qui soude l’équipe... Par contre, je ne pense pas que je repasserai à l’association cette après-midi. Ça a été un peu brutal et... je vais souffler un peu jusqu’à demain.
- Aucun problème, je prends le relais et je ne toucherai à rien de ce que tu as programmé. Allez, repose-toi.
- Tu sais, il faudra quand même que tu m’expliques quelque chose.
- Oui, quoi donc ?
- Eh bien... je ne t’ai jamais vue t’énerver et, pourtant, tout le monde te suit et personne ne te contredit. Là-encore, je ne sais pas ce que tu as dit à Chloé mais je te garantis qu’elle était prête à tout pour que les choses s’arrangent. Pourtant, je n’imagine pas que tu aies menacé de la licencier.
- Oh non, je n’en serais sûrement pas capable mais je pense que je choisis plutôt bien les gens qui m’entourent, c’est tout... Et puis j’ai l’impression que les filles détestent me voir contrariée... Elles savent que le fonctionnement de l’association me tient à cœur et ça marche sûrement mieux que des reproches. En fait, je n’en sais rien mais, ce qui est sûr, c’est que ça n’a pas toujours été comme ça, crois-moi.
- Peut-être... Il faudra quand même que j’arrive à te piquer ton truc.
- Pas de problème, je te le laisserai sur ton bureau. Allez, je suis contente que ça aille mieux, tu n’es pas seule au moins ce soir ?
- Non, pas ce soir. En fait, je meurs d’envie de montrer à Kevin mon modèle de robe de mariée. Mais ça ne se fait pas.
- Mais si, tout se fait tant que ça te rend heureuse. Et puis emmène le catalogue demain au bureau pour partager ça avec les autres filles. Tu verras, ça mettra tout le monde de bonne humeur.
- D’accord. Amusez-vous bien et ne vous inquiétez pas pour moi.
- J’aimerais quand même qu’elles s’inquiètent un peu mais bon, je leur dirai que tout va bien. A demain, Colombe.
- Ah, et il y a une surprise pour toi qui t’attend à l’association.
- Une surprise ? Alors, j’abandonne la compta et je pars tout de suite. Merci et à demain. »

Bon, quelle heure est-il ? Et à quelle heure aviez-vous prévu de partir à l’association ? « Quelle journée... Tellement d’émotions depuis ce matin. Bon, tout semble se terminer plutôt bien. Allez, en route ma vieille ! »
Vingt minutes plus tard, vous êtes dans l’autobus qui vous conduit vers le local de votre association. Vous vous sentez épuisée... Soulagée mais épuisée... Et il y a encore la petite fête. Est-ce vraiment le bon moment pour annoncer votre retrait de l’association ? Surtout si Colombe n’est pas là... Et puis, est-ce le bon moment de partir ? « Tiens, ça va être l’heure de l’horoscope. »

Effectivement, à la descente du bus, vous reconnaissez la dame en gris qui vend chaque jour des horoscopes imprimés sur du mauvais papier « au profit d’une association d’aide aux handicapés. » Une manière maladroitement déguisée de faire la manche... Elle aussi vous reconnaît puisque, chaque jour, vous lui achetez une de ses feuilles pour la punaiser dans le secrétariat de votre local. « A cette heure-ci de la journée, elle ne doit plus en vendre beaucoup... »

« - Bonjour, un petit horoscope pour aider...
- Pas de problème, comme d’habitude.
- Merci madame, heureusement que vous pensez aux autres.
- Autant que possible. A demain. »

Vous continuez votre route. Au moment d’arriver à la porte de l’association, votre téléphone vous annonce l’arrivée d’un SMS de... « Désolé pour tout à l’heure. Je me suis arrangé et je rentre après-demain. Appelle-moi si tu veux demain matin. Bonne soirée. J-J » Et une émotion de plus pour aujourd’hui... Vous restez là, toute émue, avec votre papier dans une main et votre téléphone dans l’autre. Vous essayez de vous reprendre avant d’ouvrir la porte. Un petit coup d’œil sur l’horoscope ? Allez, respirez à fond et, n’oubliez pas, vous êtes Gémeaux.