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Je rentre chez moi m'occuper de la comptabilité

            « Ce qu’il y d’idéal dans les moments difficiles, c’est que l’on se formalise peu des tâches ingrates de la vie... De qui est-ce déjà ?... Je suis seule et j’ai le moral dans les chaussettes, c’est le temps idéal pour s’occuper de la paperasse. » Vous retournez vers chez vous d’un pas plutôt rapide et nerveux, sans prendre le temps de vous acheter de quoi manger. « Je trouverai bien une soupe en poudre et un morceau de fromage dans la cuisine. » Oui, un menu parfait pour se redonner le sourire...

Il y a des jours comme ça... Vous aimeriez reconnaître quelqu’un dans la rue, vous aimeriez que votre téléphone sonne... mais rien ne se passe et vous arrivez chez vous. La porte claque, le plancher craque et chaque bruit résonne dans le vide jusqu’aux moulures du plafond. Trop grand, trop vide... Allez, vous posez vos affaires et vous vous préparez un petit en-cas avant de vous attabler devant la comptabilité du mois. « Ça ira mieux tout à l’heure. J’aurai la conscience plus tranquille pour aller rejoindre les filles à l’association. » Après tout, comment peut-on se sentir seule en sachant qu’une petite fête se prépare pour vous ? Et pourtant... « Allez, au boulot ! »

Fiches de salaire, achat de matériel, défraiements, vérification des relevés bancaires... au moins deux heures de travail en perspective. « Et dire que j’étais infirmière... » Vous vous rappelez aussi qu’il faudra rapidement contacter le secrétariat de la vice-présidente du Conseil Général pour obtenir un rendez-vous dans le cadre du plan « Nouvelles solidarités » : vous n’avez toujours pas reçu le dossier d’inscription et les dernières circulaires d’information légale étaient totalement incohérentes (évidemment, vous ne le présenterez pas de cette façon). « Et si je commençais par ça ? C’est quand même assez misérable de devoir contacter le Conseil Général pour pouvoir parler à quelqu’un le jour de son anniversaire. Quelle journée... » Vous allez chercher votre téléphone et... vous réalisez que, évidemment, vous n’aurez personne là-bas avant au moins 14 heures. Il ne reste plus que la compta à moins que... Vous regardez intensément votre téléphone et – miracle ? – il se met à sonner ! La première sonnerie n’a pas fini de résonner dans l’appartement que vous avez déjà répondu.

« - Allo ?
- Ah, maman ? C’est Patrick...
- Bonjour, mon grand, comment vas-tu ?
- Bien, je t’appelais pour te laisser... pour te souhaiter un joyeux anniversaire.
- Merci beaucoup, mon chéri. Ça me fait vraiment plaisir de te parler. Depuis que papa est parti aux Emirats, je commence à me sentir seule.
- Mais tu n’es pas à ton association ?
- Non, pas aujourd’hui. Enfin, si, j’irai tout à l’heure pour une petite fête mais, d’ici-là, je suis enfermée à la maison avec de la comptabilité.
- Ah ? Je ne vais pas te déranger alors...
- Mais non, voyons. Cela fait un moment qu’on n’a pas eu une petite conversation ensemble. Alors, comment vas-tu ?
- Ben, bien...
- Les examens ? La fac ? Tu en es où ?
- C’est pas... très facile.
- Ah, mais ça t’intéresse au moins ?
- J’ai du mal...
- Essaie quand même de décrocher ton diplôme, cette fois. Ça sera plus facile de demander ensuite une équivalence plutôt que de devoir recommencer un cursus depuis le début.
- Je sais mais... C’est difficile.
- Tu vas bien au moins ? Tu n’as pas de problème ou... quelque chose d’autre ?
- Non, maman, je n’ai aucun problème. Je m’em..., c’est tout. Je n’ai aucun problème de santé, d’argent ou autre mais je n’arrive à rien, c’est tout ! J’en ai marre de ces études où on ne t’explique rien et où on s’étonne que, à l’arrivée, personne n’ait rien compris. Tu te rends compte que les amphis sont déjà vides ? Tous les étudiants sont écœurés et les profs continuent de faire cours comme si de rien n’était... Ils s’en foutent du moment qu’on est inscrit. Mais sinon, à part ça, je sais très bien que je n’ai aucune excuse.
- Mais ne le prend pas comme ça... Tu étais justement parti à Paris pour trouver les meilleurs professeurs et...
- Eh bien peut-être que j’aurais dû partir encore plus loin...
- Et... tu as une idée pour l’année prochaine ?
- Non, à cette période de l’année, je n’ai pas encore d’idée pour l’année prochaine mais je sais que papa et toi vous n’accepterez pas que j’arrête mes études.
- Ne dis pas n’importe quoi, tu sais bien que nous t’avons toujours soutenu dans tout ce que tu voulais faire.
- Eh bien, là, je ne sais même plus ce que je veux faire. Et je sais bien que c’est minable... Excuse-moi, maman...
- Mon chéri...
- Je me plante à chaque fois... Je crois que c’est mieux quelque part et c’est toujours pareil. Je deviens un paumé comme tous les autres qui traînent dans les couloirs mais j’ai du mal à l’accepter. Je pensais pas à ça avant de...
- Si tu ne l’acceptes pas, c’est que déjà que tu as envie de quelque chose, non ?
- Ben, peut-être qu’il vaudrait mieux que je n’ai envie de rien... Être un glandeur assumé comme les autres... Allez, j’arrête de t’embêter, on en reparlera demain.
- Mais tu ne m’embêtes jamais et... oui, d’accord, rappelle-moi demain. Merci d’avoir appelé et... »
Fin de la conversation. Vous êtes à nouveau seule, assise à votre table, à regarder votre téléphone.

 

 

            Quelle heure est-il ? Depuis plus d’une demi-heure, la calculatrice affiche invariablement 0. Vous avez mis vos lunettes, vous avez votre stylo... et vous n’avez touché à rien. Vous vous demandiez ce matin ce que vous pouviez faire pour votre mère... Vous vous demandez maintenant ce que vous pourriez faire... si vous pouviez faire quelque chose pour... un jeune homme qui ne sait pas ce qu’il doit construire et comment il va trouver sa place. Il aimerait se sentir exceptionnel, comme tout le monde, mais il se sent inexorablement rattrapé par la banalité. Comme une noyade... Vous connaissez cela, vous l’avez vécu quand vous étiez jeune. Vous aviez vingt-deux ans et c’est à ce moment-là que vous aviez rencontré Jean-Jacques. C’est lui qui a stabilisé votre vie. Il était passionné par ses études et par tout un tas de choses. Vous avez été emportée par son enthousiasme et c’est finalement ça qui vous a permis de choisir votre voie : vous avez abandonné (heureusement) vos études littéraires et vous êtes repartie de zéro pour préparer le concours de l’école d’infirmières. La première année, vous l’aviez raté mais vous aviez toute l’énergie nécessaire pour retenter votre chance, quitte à perdre vos jours et vos nuits dans des révisions que vous n’auriez jamais imaginées aussi ennuyeuses.

Au fond, vous savez que c’est ça le seul véritable problème de Patrick : il est seul. Mais comment le lui dire ? Et, une fois dit, en quoi est-ce que ça l’aiderait ? Vous aimeriez qu’il vous parle de ses amis, de ses copines... mais c’est tellement difficile ces temps-ci de discuter avec lui... Vous avez compris qu’il a appelé chez vous pour vous laisser un message, en pensant que vous ne seriez pas là. Il n’appelle jamais sur votre téléphone portable. Et il s’éloigne aussi de son frère. Peut-être est-il jaloux de Philippe mais, là-encore, il faudrait qu’il comprenne à quel point Valérie a été importante pour lui. Vous êtes persuadée que, pour avancer, Patrick aurait besoin de se retrouver dans les yeux de quelqu’un mais... pour résoudre ce problème, vous ne servez strictement à rien. « Toute la tendresse du monde ne pèse rien quand elle ne vient pas de la bonne personne... Ça, c’est de moi. Quelle journée... » Vous avez toujours vécu dans le rêve d’être utile aux autres... autant dire que, depuis ce matin, cela ressemble à un véritable cauchemar.

Quelle heure est-il ? Vous essuyez vos yeux et vous éteignez votre calculatrice. Quoi ? De la comptabilité maintenant ? Cela vous ferait presque sourire. « Quelle heure est-il pour aller à l’association ? Sûrement trop tôt mais, bon, il y a urgence et puis c’est moi la directrice, non ? » La comptabilité reste sur la table, vous reprenez vos affaires et vous quittez l’appartement. Vous ne croisez personne dans l’escalier. Vous sortez dans la rue, vous montez dans le bus et, toujours sans reconnaître personne, vous prenez la route du local de votre association. Vous savez qu’il y aura au moins Chloé qui assure sa permanence habituelle (et bénévole) pour les « imprévus médicaux et techniques » (elle répond par téléphone aux problèmes rencontrés par les auxiliaires de vie ou les autres aides-soignantes). Conversation garantie. Et peut-être aussi Colombe, pour peu qu’elle ait fini les essayages de sa robe de... Rien que d’y penser, vous vous en voulez de ne pas l’avoir accompagnée. C’est un peu égoïste de vous dire ça mais, en y allant, votre journée n’aurait probablement pas pu être pire que ce qu’elle l’a été jusqu’à maintenant. Le bus s’arrête. Vous descendez embrumée dans vos idées noires et, sans vous y attendre, vous vous faites interpeller par la « petite dame en gris », celle qui a l’habitude de vendre des horoscopes imprimés sur du mauvais papier « au profit d’une association d’aide aux handicapés. » Une manière déguisée de faire la manche (vous connaissez toutes les associations d’aide aux personnes de la ville)... Chaque jour, vous lui achetez une de ses feuilles pour la punaiser dans le secrétariat de votre local.

« - Et alors ? Vous ne voulez pas connaître votre avenir aujourd’hui ?
- Ah, excusez-moi... Disons que je suis un peu engluée dans le présent aujourd’hui.
- Si vous connaissiez les personnes handicapées qui sont dans mon association, vous verriez que vos problèmes ne sont probablement pas si graves que ça.
- Oui, je sais... Par contre, je ne sais pas si j’ai de la monnaie sur moi.
- Pas la peine, aujourd’hui, c’est moi qui vous invite. Tenez... Enfin, disons que vous me paierez demain. Vous savez, nous avons tellement de frais pour... Mais bon, je vous connais et je vous fais confiance.
- Merci beaucoup. J’espère que vos prévisions me remonteront un peu le moral.
- Ah, si votre journée doit être difficile, vous ne pourrez pas y échapper. Mais il faut toujours regarder la vérité en face et, surtout, une personne avertie en vaut au moins deux... Pensez-y et vous me raconterez demain.
- D’accord, je vais tâcher d’être plus vigilante. Merci et à demain. »

Enfin un petit brin de conversation agréable dans cette journée. « C’était ce qu’elle pouvait m’apporter de mieux... Ça vaut bien une petite pièce lâchée tous les matins. » Vous continuez votre chemin, un peu plus légère (comme quoi, le pouvoir d’un simple contact...), et vous arrivez à la porte de votre association. Quelle heure est-il ? En tout cas, vous entrez juste à temps pour assister à... une violente dispute entre Lucie et Colombe.

 

 

            Que s’est-il passé avant que vous ne vous effondriez en larmes ?
En entrant dans le local de l’association, vous avez rapidement compris que Lucie – une de vos aides-soignantes les plus... énergiques – était venue se plaindre une fois de plus auprès de Colombe du fait que, dans son emploi du temps, elle ne bénéficiait jamais de son mercredi matin de libre. Colombe avait sûrement dû lui répondre, comme d’habitude, que les mercredis matin étaient attribués prioritairement aux membres qui avaient des enfants à l’école primaire ou maternelle mais, manifestement, la discussion durait déjà depuis un bon moment, le ton était monté, et les filles en avaient fini avec les arguments rationnels pour en venir directement aux attaques personnelles. Chloé était bien là aussi mais elle ne semblait pas avoir envie de se mêler à la dispute.

Pour résumer, Lucie traitait Colombe de « petit caporal-chef » et Colombe traitait Lucie de « grosse (sic) égoïste qui avait un peu trop l’habitude qu’on lui cire les pompes ». Dans le même esprit, les autres répliques furent beaucoup moins polies et vous avez craint qu’elles n’en viennent rapidement aux mains. « Mais, Chloé, f    ais quelque chose ! »

Vous vous êtes finalement décidée à intervenir vous-mêmes. Vous vous êtes précipitée entre les deux mais, au moment où vous avez commencé à dire quelque chose, vous avez senti un énorme sanglot remonter de votre gorge. Vous n’avez pas pu le retenir et... Vous n’aviez plus pleuré comme cela, en public, depuis... vous n’aviez jamais pleuré comme ça. Cette journée était décidément trop lourde à porter. Il aurait suffi que Jean-Jacques soit là ou que votre mère aille un peu mieux ou que vous ayez pu aider Patrick ou que... mais pas tout à la fois. Une fois passée la première décharge d’émotion, vous avez commencé à vous sentir ridicule au milieu des trois jeunes femmes qui vous regardaient mais cela ne vous a pas aidé à reprendre votre calme.

Le seul effet positif de ce mauvais spectacle fut de stopper net la dispute entre Colombe et Lucie. Chloé vous approcha une chaise, Colombe vous apporta de l’eau et Lucie vous étendit les jambes sur une autre chaise. « Ça y est, elles me prennent pour une de leurs patientes... Mais je ne fais pas un malaise... » Chloé insista même pour vous prendre la tension avec son nouvel appareil de mesure électronique. Et puis les questions habituelles : qu’est-ce que tu as mangé à midi ? tu as des vertiges ? un sucre ? Vous vous êtes efforcée de reprendre progressivement vos esprits pour mettre fin à cette situation grotesque...

Vous avez commencé à expliquer que ce n’était pas normal de se comporter comme ça pour... Mais Lucie et Colombe ont immédiatement tenu à vous rassurer comme quoi c’était une discussion tout à fait habituelle... Bon, d’accord, le ton était monté plus haut que d’habitude mais ça ne changeait rien au fond des choses. Colombe était une fille formidable, Lucie aussi, Chloé probablement et, surtout, heureusement que vous étiez là parce que, sans vous... Bref, spontanée ou un peu forcée, l’ambiance de l’après-midi se trouva beaucoup plus détendue et chacune retourna à ses occupations. Lucie récupéra son emploi du temps et partit prendre son service chez madame Garcia. Colombe retourna à son bureau (qui est aussi le vôtre) et à ses fichiers, Chloé reprit son magazine devant le téléphone et vous... Heureusement que Chloé fut disponible pour parler de tout et de rien. Quelle journée... Le temps a passé doucement jusqu’à ce que Chloé reçoive (enfin) un coup de téléphone. « Allo ?... Oui... Bon, laisse-moi juste un petit moment et... C’est ça. A tout à l’heure. » Après avoir raccroché, elle essaya de vous faire comprendre que ça serait une bonne idée si vous sortiez une petite vingtaine de minutes pour... Bon, vous avez supposé qu’il était temps pour elle de préparer votre petite surprise et vous ne vous êtes pas faite prier.

Quelle heure est-il maintenant ? Vous êtes à nouveau seule sur le trottoir et vous déambulez en essayant de faire le bilan de cette journée bizarre. « A priori, avec la petite fête qui arrive, j’ai dû passer le plus difficile... Enfin, j’espère. » Sans raison particulière, vos pas vous ramènent à proximité de l’arrêt de bus. Vous vous arrêtez et vous observez la petite dame en gris qui s’agite pour essayer de vendre ses horoscopes. « A cette heure-ci de la journée, elle ne doit plus en vendre beaucoup. » Vous la regardez quelques instants d’un œil attendri. « Elle prétend aider les gens pour ne pas avouer qu’elle demande la charité... Elle prétend aider les gens pour ne pas avouer qu’elle demande la charité... Elle... Quoi ? Mais non, voyons, ça n’a rien à voir ! Quelle journée... » Quelle heure est-il ? Bon, vous n’allez pas rester dehors jusqu’à la nuit... Vous repartez vers l’association. Trop tôt ou pas ? Vous cherchez une raison quelconque... Ah, bien sûr : appeler Jean-Jacques ! Vous cherchez votre téléphone dans votre sac. Quelle heure est-il aux Emirats ? Vous cherchez, vous hésitez et vous tombez sur... le petit horoscope. Vous dépliez la feuille. A quoi pensez-vous en vous asseyant sur un banc et en mettant vos lunettes ? « Quelle heure est-il ? » Vous parcourez les différents signes jusqu’à trouver le vôtre. A quoi pensez-vous ? Par contre, n’oubliez pas, vous êtes Balance.