Je reste assise et je vais voir ma mère
Vous regardez le dos du jeune homme s’éloigner sur le passage piéton et disparaître sur le trottoir d’en-face. Vous essayez de distinguer quelques détails pour vous convaincre mais... « Déjà que ma vue baisse en ce moment, le champagne n’arrange pas les choses... De toute façon, c’est stupide puisque Philippe était là il y a deux mois. Il ne reviendra pas avant au moins... Eh oui, c’est loin, le Québec. Cela dit, ça me ferait tellement plaisir de ne pas être seule ces jours-ci. Au lieu de ça... Oh la, mais je pleure moi ! Mon Dieu, je dois être encore plus pompette que ce que je ne le craignais. Si quelqu’un me voyait dans cet état-là. Et maman... Bon, quelle heure est-il ? Ce n’est pas grave, il faut d’abord bien se remettre les deux pieds sur terre. » Vous commandez un grand verre d’eau fraîche (vous n’aimez pas le café) et vous respirez profondément.
Vous fermez les yeux et vous repensez à votre conversation avec Marina. Ses explications sur le don et le contre-don. « Je donne quelque chose. La personne m’en veut. Elle me donne autre chose et elle m’aime. » Ça vous rappelle vaguement une histoire avec votre sœur mais, bon, ce n’est pas le moment... Et puis ça vous semble plutôt... compliqué. Et les notions de partage et de solidarité dans tout ça ? Le monde est plein de gens qui ne comptent pas leur temps au service des autres. En plus, quand vous pensez aux personnes âgées, vous estimez qu’il est simplement normal que l’on prenne le temps de leur rendre une partie de ce qu’elles ont offert quand elles en avaient la possibilité. « C’est noble, une personne âgée. Ça porte une histoire qui, souvent, n’a pas été aussi facile que la nôtre. Est-ce qu’ils ont compté le temps et les soins apportés à leurs enfants ? Alors que nous... Tiens, justement, le contre-don... Quoi ? Non... Mais quelle heure est-il ? »
Vous ouvrez brutalement les yeux. Votre montre. « Quoi ? 13h44 ! Mais, alors, je me suis endormie. Mon Dieu, les gens qui ont dû me voir... Allez, ça suffit, c’est l’heure ! » Vous avalez d’un trait votre verre d’eau et vous vous levez de votre chaise. « Ah, le pourboire... Bon, tant pis pour cette fois... Tout va bien, je me sens beaucoup mieux. » Attention quand même au petit chien. « Oups, pardon madame. » Vous marchez le long du trottoir en essayant de retrouver vos esprits le plus rapidement possible. Vous sentez votre langue pâteuse, un peu comme ce matin, et il est presque 14 heures lorsque vous arrivez dans la rue de votre enfance. L’immeuble, l’entrée du rez-de-chaussée, la deuxième porte sur la droite. Vous frappez doucement à la porte et vous attendez que Nora, l’auxiliaire de vie, vienne vous ouvrir. Bizarrement, le fait de vous arrêter de marcher a réactivé votre mal de crâne.
« Bonjour madame. Entrez, j’allais justement la coucher. »
Vous entrez dans le petit salon sans faire de bruit. Vous allez embrasser votre mère qui est assise près de la fenêtre mais elle est déjà bien assoupie. Vous regrettez de ne pas être arrivée un peu plus tôt. Peut-être auriez-vous pu avoir un brin de conversation avec elle... « Allez, Nora, je vais vous aider à l’installer dans son lit. » Vous la secouez doucement pour ne pas qu’elle s’endorme complètement puis vous la soutenez chacune d’un côté pour accompagner ses faibles pas jusqu’à la chambre. Vous manquez de trébucher deux fois et vous balancez vos chaussures à talon. Vous la déposez assise sur son lit et, là, en vous relevant... vous vous sentez prise d’un haut-le-cœur.
« - Ça ne va pas madame ?
- Rien de grave, occupez-vous d’elle. »
Vous allez vite boire un verre d’eau dans la cuisine et vous retenez difficilement les spasmes qui remontent de votre estomac... Vous vous asseyez. Ça va un peu mieux. Vous respirez profondément pendant que Nora ferme doucement la porte de la chambre.
« - Excusez-moi, Nora, je...
- Ne vous inquiétez pas, je crois comprendre ce qui vous arrive.
- Ah bon ?
- Oui et, rassurez-vous, je vois bien que vous n’en avez pas l’habitude. Après tout, c’est votre anniversaire, non ?
- Oui et je suis vaccinée jusqu’à, au moins, l’année prochaine. Tout s’est bien passé ce matin ?
- Très bien, elle a été de très bonne humeur et nous avons eu une longue conversation dans le jardin.
- C’est important que vous lui parliez comme ça, chaque jour.
- Je sais mais c’est aussi un vrai plaisir. Elle arrive encore à s’intéresser aux autres. Parfois, je lui fais même quelques confidences sur ma vie.
- Elle m’a parlé, une fois, d’un de vos fils. Houcine, c’est ça ?
- Non, Hasan. C’est l’aîné de mes trois garçons et ce n’est pas vraiment facile avec lui.
- Les garçons ont toujours une phase difficile avec leur mère... Les filles aussi, d’ailleurs.
- Pour lui, c’est plus compliqué, il y a beaucoup de choses qu’il n’accepte pas. Mais je vous embête avec tout ça. Vous voulez du café ?
- Non merci... Par contre, je vais rester assise un moment, si ça ne vous dérange pas. Et je sens que votre compagnie va me faire du bien pour... récupérer.
- D’accord, je peux vous faire du thé si vous préférez. »