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Je vais directement à l'association

            Avant de prendre le bus, vous remontez d’abord jusqu’à l’angle de la rue pour vous acheter un petit « panier repas » (salade / boisson / yaourt) à l’épicerie du quartier. C’est toujours le même endroit où, petite fille, vous alliez acheter les légumes du jour... mais l’endroit a évidemment bien changé. Vous vous souvenez de l’époque où vous faisiez la course avec votre sœur et, comme à chaque fois, vous essayez de refaire le bilan des raisons qui vous ont ensuite éloignée d’elle. En fait, il n’y en pas vraiment... Depuis longtemps, vous n’avez plus grand-chose à vous dire, c’est tout. Chacune sa vie, bien qu’elle habite toujours le quartier... Dans votre esprit, ce n’est pas de votre faute mais, bon, tant que vous n’en aurez pas discuté ouvertement avec elle, vous ne saurez pas vraiment. Vous y pensez parfois en sachant très bien que tout le monde s’est finalement habitué à cette situation. Sans violence. Du silence et c’est tout. Elle passera ce soir chez votre mère vérifier que tout est en ordre et, peut-être, pensera-t-elle à votre anniversaire. Sinon, tant pis. « J’espère surtout que Philippe et Patrick penseront à m’appeler... Ça serait quand même... Et puis surtout que Jean-Jacques rentrera vite. Peut-être lundi prochain... »

Quelle heure est-il ? Trop tôt pour aller à l’association mais vous ne savez pas vraiment quoi faire d’autre puisque vous ne voulez pas rentrer tout de suite chez vous. « J’ai besoin me détendre un peu ou, au moins, de m’occuper l’esprit... Je vais passer les voir et, s’il n’y a rien à faire ou si je les gêne pour préparer la petite fête de tout à l’heure, je repartirai finir la comptabilité. » Vous montez dans le bus. Vous ne reconnaissez personne. Vous aimeriez bien que quelqu’un vous appelle. « Décidément, aujourd’hui, je broie du noir... » Vous descendez du bus. « Tiens, la petite dame en gris n’est pas là aujourd’hui... c’est l’heure de déjeuner pour tout le monde. » En vous disant cela, vous parlez de la petite vieille –  « qui l’est peut-être moins que moi » –  qui vend chaque jour à la descente du bus des horoscopes imprimés sur du mauvais papier « au profit d’une association d’aide aux handicapés. » Une manière maladroitement déguisée de faire la manche... Chaque jour, vous lui achetez une de ses feuilles pour la punaiser dans le secrétariat de votre local. « Bon, eh bien personne ne connaîtra son avenir aujourd’hui... »

Vous arrivez devant la porte de l’association mais vous avez tout à coup une hésitation... Comme si vous n’aviez rien à faire là... « Bon, c’est vrai que je cherche surtout un peu de compagnie mais, tant que je suis la directrice, j’ai toujours une bonne raison pour venir, non ? » Vous ouvrez la porte et vous souriez à Chloé qui est assise au bureau de l’entrée. Elle, c’est une de vos toutes premières aides-soignantes, la « fidèle des fidèles ». Elle croit dur comme fer en vous et en l’association et, sur son temps libre, elle assure même des permanences (bénévoles) pour répondre aux problèmes rencontrés par les auxiliaires de vie ou les autres aides-soignantes. Par contre, elle a horreur de tout ce qui est administratif, comptable... d’où l’importance de l’inépuisable Colombe, assise au bureau du fond (qui est aussi votre bureau). Chloé ferme son magazine et vient vous embrasser alors que Colombe est prise au téléphone... Vous lui faites signe. Elle semble gênée de vous voir et essaie de ne pas parler trop fort.

« - Alors, Chloé, tu as déjà déjeuné ?
- Oui mais je suis contente de te voir, on va papoter. Je m’ennuie un peu aujourd’hui. Et bon anniversaire !
- Merci, je vais installer mon pique-nique ici pour ne pas déranger Colombe. Ça a l’air sérieux son coup de fil.
- Je crois qu’elle s’empoigne avec madame Mignard qui râle depuis hier parce que...
- Ne m’en parle pas. Je l’ai eue hier soir eu téléphone, je sais tout et j’en ai fait des cauchemars toute la nuit.
- En tout cas, même en arrivant, Colombe n’avait pas vraiment l’air dans son assiette.
- Ah bon, pourquoi ?
- Je ne sais pas. Je ne suis même pas sûre qu’elle ait mangé quelque chose.
- Quand même, tu pourrais essayer de faire un effort. Tu me dis qu’elle n’est pas dans son assiette et tu ne lui demandes même pas pourquoi. On est entre filles, ici, on devrait pouvoir se soutenir le moral !
- Je sais mais... elle n’avait pas vraiment l’air de vouloir discuter.
- Eh bien tu la forces un petit peu. Tu sais quand même qu’elle prépare son mariage, non ?
- Oui, tu as pu l’accompagner ce matin pour essayer sa robe ?
- Non mais, crois-moi, je le regrette un peu... Je vais aller voir si elle veut que je reprenne la conversation.
- Bon courage.
- Oui mais, si vous ne faites pas plus attention à Colombe, il faudra peut-être désigner quelqu’un d’autre pour répondre à madame Mignard et régler tous les emplois du temps.
- Rien que pour ça, elle mérite tout notre respect.
- Et elle mériterait même votre affection. Ne touche pas à mon repas, s’il te plait. Gourmande ! »

Vous vous approchez de Colombe qui, effectivement, semble assez nerveuse. Elle vous voit venir. Vous lui faites signe que vous pouvez reprendre le téléphone. Elle agite la main pour vous demander de rester où vous êtes. Vous faites un petit signe pour la rassurer et vous retournez à votre salade. Vous n’avez pas vraiment entendu ce qu’elle disait mais vous vous souvenez suffisamment de la conversation d’hier pour imaginer qu’il doit s’agir d’une énième demande de justification ou de compensation (madame Mignard adore récupérer quelques petits privilèges) pour la matinée où sa maman s’est retrouvée seule. Tout en mangeant, vous expliquez à Chloé à quel point Colombe est courageuse de vouloir traiter ce genre de plaie elle-même.

« - Alors qu’elle est la seule qui...
- Qui ne sait pas faire un pansement, je sais... Euh, par contre, elle vient de raccrocher et je crois qu’elle va se mettre à pleurer. »
C’est à ce moment-là que Lucie, une autre de vos aides-soignantes, est entrée dans le local avec sa feuille d’emploi du temps à la main. « Salut les filles, ça va ? Le caporal est disponible ? »

 

 

            « Lucie, s’il te plait. Colombe est là mais tu vas d’abord me laisser lui parler et tu vas essayer d’être un peu plus sympathique avec elle. »
Lucie est une jeune femme très efficace mais ce n’est pas pour rien que, en vous-même, vous la surnommez « la gamine ». Elle a du mal à imaginer que les autres aient d’autres problèmes à gérer que les siens et, surtout, elle accepte mal « l’autorité » de Colombe à son égard. Vous laissez encore une fois votre déjeuner et vous retournez voir Colombe.

« Bonjour, ma grande, ça va ?... Tu veux qu’on passe discuter un peu à côté. Allez, viens... S’il te plait, viens avec moi. »
Colombe accepte finalement de vous suivre dans le petit « bureau », la petite pièce attenante au local (la seule, avec les toilettes, où l’on peut fermer une porte pour s’isoler des autres). Elle est effectivement au bord des larmes et vous vous sentez de plus en plus mal à l’aise de l’avoir laissée seule ce matin. En la suivant vous remarquez, sans le vouloir, que le petit horoscope de la dame en gris est déjà accroché sur le grand panneau en liège. Vous fermez la porte derrière vous.

« - Quelqu’un a pris l’horoscope ce matin ?
- Oui, comme je pensais que tu ne viendrais qu’en fin de journée, je l’ai pris à ta place.
- C’est bien, tu assures de mieux en mieux la continuité des choses... Je suis sincèrement désolée de ne pas être venue ce matin. Ça s’est bien passé ?
- Pas trop mais bon... ça ira quand même.
- Et madame Mignard ? Toujours à crier au scandale ?
- Non, ça tourne maintenant à des attaques plus... personnelles.
- Comment ça, personnelles ?
- Sur moi, sur toi... Je me suis disputé avec elle hier après-midi. Elle m’a rappelée hier soir, chez moi, pour d’abord s’excuser puis pour me faire comprendre que je n’étais que le chienchien à sa patronne... Et puis elle a rappelé cette après-midi pour m’expliquer que, puisque je ne pouvais prendre aucune décision qui sorte du cadre habituel des choses, je n’étais vraiment qu’une arriviste et une incapable. Voilà...
- Mais c’est du harcèlement ! Pourquoi est-ce que tu la laisses te parler comme ça ?
- Parce que j’essaie de... gérer la situation. Mais il faut croire que je n’en ai pas encore les moyens.
- Ne dis pas ça. Elle m’a appelé aussi hier soir et... Oui, Lucie, qu’est-ce qu’il y a ?
- Eh bien, je suis venue pour voir quelque chose sur mon emploi du temps et je n’ai pas beaucoup de temps alors si vous pouviez ne pas trop traîner.
- Laisse-nous cinq minutes et je vais venir m’en occuper moi-même.
- Oui mais c’est Colombe qui...
- Colombe est un peu fatiguée et je vais m’occuper de tout. Ne t’inquiète pas, tu sais que je vais faire mon possible. On va déplacer quelqu’un ou, même, je viendrai te remplacer s’il le faut. On s’est toujours arrangées comme ça, non ?
- Oui, oui... Bon, sinon je me débrouillerai. Ne t’inquiète pas. Je vais chez madame Garcia et je reviendrai tout à l’heure pour... Enfin, je reviendrai tout à l’heure.
- Merci, Lucie. A tout à l’heure. »

Vous proposez à Colombe de manger quelque chose mais elle vous assure qu’elle a pris un sandwich en sortant de la boutique de mariage.
« - Tu sais, je regrette sincèrement de ne pas t’avoir accompagnée ce matin... Ce n’était vraiment pas quelque chose que tu devais faire toute seule.
- Ne t’inquiète pas, j’ai l’habitude de me débrouiller seule.
- Ne dis pas ça, c’est normal de demander de l’aide. Et il faudrait peut-être que tu te tournes plus vers les filles de l’association. Elles ne doivent pas seulement être des collaboratrices, tu dois aussi y trouver des amies.
- Ce n’est pas si simple... Celles qui viennent me voir sont essentiellement préoccupées par leurs problèmes d’emploi du temps... Regarde Lucie : je passe mon temps à lui expliquer les raisons de son planning et elle n’est jamais satisfaite. Toi, tu lui dis simplement que tu vas t’en occuper et, finalement, elle accepte de se débrouiller... A part pour acheter les horoscopes, je ne crois pas savoir te remplacer si bien que ça. Vis-à-vis des filles et aussi des familles,  tu es irremplaçable et on me le fait bien sentir.
- Et pourtant... il faudra bien que l’on me remplace un jour, non ?
- Le plus tard possible car, sans toi, je ne vois pas ce que l’association deviendrait. Entre les aides-soignantes comme Lucie et les clientes comme madame Mignard... »

 

 

            Vous avez passé toute une partie de l’après-midi à remonter le moral de Colombe. En fait, elle avait surtout besoin de parler à quelqu’un. Kevin, son fiancé, travaille souvent de nuit et, quand il rentre, elle préfère le laisser dormir. Et elle ne parle jamais de sa mère ou d’un quelconque parent dont elle serait proche.

Et vous... Vous qui vous sentez tellement vide quand vos proches ne sont pas là et que l’on prend pour la reine-mère. Celle qui peut tout réussir alors que, il y a seulement cinq ans, vous étiez une infirmière libérale comme toutes les autres. Au contact des personnes âgées, vous avez eu une idée qui vous a semblé importante. Vous y avez cru de toutes vos forces mais, dès le début, vous avez eu besoin d’aide. Colombe est pourtant bien placée pour savoir que vous n’auriez rien pu construire seule... Evidemment, c’est vous qui incarnez toujours le projet mais, techniquement, vous ne remplissez aucune fonction dans laquelle vous vous sentez irremplaçable. Et voilà qu’elle vous explique que, selon elle, tout s’écroulera le jour où vous vous retirerez... Peut-être qu’elle croyait simplement vous faire un compliment... mais c’est raté.

Vous avez essayé de faire comprendre à Colombe que, à son âge, vous aviez bien moins de compétences et de personnalité qu’elle. Pourquoi les filles vous obéissent-elles ? Parce que, à votre âge, vous pouvez jouer un petit rôle de maman que, elle, ne peut évidemment pas tenir. « Ton but d’aujourd’hui ne peut pas être de faire comme si tu avais mon âge mais, je te le répète, tu as beaucoup d’avance alors imagine jusqu’où tu pourras aller... Il faut que tu trouves une manière d’être forte sans être dure... Comme me l’a dit une de mes copines psy, les gens qui t’obéissent le mieux sont ceux qui, au fond d’eux-mêmes, aimeraient te ressembler et qui se projettent vers toi : c’est évidemment plus simple à mon âge... Mais, crois-moi, c’est surtout une question d’apparence. Les filles sont déjà conscientes du travail que tu fais pour elles mais il faudrait seulement que tu sois un peu plus... proche d’elles. Parle-leur de Kevin et de ton mariage. Montre-leur des photos, fais leur un petit peu envie et, quand tu auras des enfants, tu leur montreras à quel point tu te sens épanouie même si, malheureusement, tout n’est pas toujours aussi simple... Crois-moi, elles viendront bien plus facilement vers toi si elles te voient d’abord comme une femme et pas seulement comme une chef... Tu es intelligente, je suis sûre que tu sauras comment faire mais dis-toi bien que tu as du temps, beaucoup de temps devant toi pour devenir... ce que tu espères être. »

Quelle heure est-il ? Chloé vient de taper à la porte pour vous dire que... ça serait une bonne idée que vous alliez faire un petit tour et que vous reveniez d’ici vingt à trente minutes. Message reçu. Colombe semble avoir repris le dessus et vous savez que, à chaque fois qu’elle voit les choses comme un défi, elle devient d’une efficacité redoutable. Et puis vous allez enfin pouvoir finir votre déjeuner (pour peu que Chloé ait su se retenir...).

Vous voilà donc à nouveau seule sur les trottoirs, à déambuler pour passer le temps. Vous repensez à Colombe et à ce que vous lui avez dit. Honnêtement, vous ne vous seriez jamais crue capable d’une telle leçon de management. Dommage que Jean-Jacques n’ait pas été là pour l’entendre, il aurait été épaté. En fait, vous détestez l’idée que l’association repose sur vous seule. C’est vous qui avez créé ce projet mais cela n’aurait aucun sens s’il devait s’arrêter après votre départ. Les besoins existent et les compétences aussi alors le reste c’est... de la bonne volonté, ça ne devrait pas être si difficile à trouver. De plus en plus de personnes âgées dépendent de l’association, que deviendraient-elles ? Et puis vous détestez que Colombe se dévalorise devant vous. Vous qui n’avez probablement pas enduré le dixième des épreuves qu’elle a affrontées... Alors, oui, tout cela a dû vous inspirer. Vous avez même fini par lui annoncer clairement vos intentions : « Je te préviens, Colombe, ce soir j’annoncerai à tout le monde que j’ai l’intention de me retirer de l’association d’ici l’année prochaine et que c’est toi qui récupèrera l’essentiel de mes responsabilités. Cela sera officiel et, dès demain, nous traiterons un par un tous les problèmes qui tu pourras rencontrer, c’est clair ? » Elle a souri mais n’a pas répondu... cela voulait sûrement dire oui. « Se donner une année de transition, c’est sans doute ça qui manquait à mon idée de départ... J’aimerais bien en parler avec Jean-Jacques mais... » Bon quelle heure est-il ?

Vous commencez à retourner vers l’association. En passant devant l’arrêt de bus, vous tombez finalement nez-à-nez avec la « petite dame en gris » qui, comme d’habitude, vous tend un de ses horoscopes. « Allez, pourquoi pas... même s’il y en a déjà un au bureau. » et vous arrivez, pour la seconde fois, devant la porte. « Tiens, c’est fermé à clé... » Vous sortez votre trousseau et vous entendez la voix de Chloé « Non ! Attend encore une petite minute. » Attendre une minute... pas le temps d’appeler Jean-Jacques ou les enfants... Que faire ? Vous parcourez distraitement votre horoscope en l’approchant très près de votre visage (eh oui, la vue baisse) et vous entendez « C’est bon, la surprise est prête ! Tu peux ouvrir. ». Quelqu’un vient de déverrouiller la serrure et plus aucun bruit ne sort du local. Vous arriviez justement à votre signe... « De quelle surprise parle-t-elle ? Elle sait bien que j’étais au courant de... » Les yeux sur la feuille, la main sur la poignée. Encore une ou deux secondes et, d’ici-là, n’oubliez pas : vous êtes Poissons.

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