Je m'excuse auprès de Nathalie et je vais rejoindre Luigi
Il vous a fallu bien réfléchir avant de prendre votre décision et de quitter le restaurant... Jusqu’à présent, vous pensiez que les belles histoires ne tenaient qu’à un fil mais, pour une fois, vous aimeriez que la ficelle soit un peu plus solide. « Si ça doit être une belle histoire, elle attendra facilement demain. Sinon, ça voudrait dire que, de toute façon, elle n’aurait pas duré. » Votre nouvelle devise ? Vous laissez un pourboire, vous ressortez dans la rue et vous reprenez vos déambulations du matin. La circulation des voitures s’intensifie dans la ville et le bruit des klaxons aussi.
Et puis, pour Luigi... Le foot n’est pas vraiment votre sport préféré mais, pour votre ami, c’est une véritable religion. Il n’a pu avoir que deux places et c’est à vous qu’il a réservé la deuxième. Vous n’êtes pas du genre « les copains d’abord » mais, pour lui, ce n’est pas pareil : il mérite l’exception. Il est aussi le dernier témoin que vous ayez gardé de vos années lycée (ou, plutôt, le seul qui ait accepté de vous garder). Pourtant, déjà à l’époque, il était extrêmement différent de vous. Comment dire ? Luigi est une sorte de fils de famille. Son père possède plusieurs restaurants, il gagne beaucoup d’argent et il aime le montrer. En tant que fils unique, Luigi a donc toujours pu obtenir ce qu’il voulait pour lui comme pour ses potes. Et autant dire que, dans de telles conditions, il avait beaucoup de potes. Vous en faisiez partie car, dès le mois de mai, vous étiez bien content de profiter des week-ends pizzas-piscine qu’il organisait dans son jardin : toutes les filles étaient invitées et, sur ce plan-là, le pauvre Luigi ne représentait pas vraiment une concurrence. Plutôt petit et maigre (surtout en maillot de bain), tout le monde profitait de lui de face et se moquait de lui dans le dos. Vous étiez d’accord pour profiter mais vous avez rapidement mal supporté les moqueries. Pourquoi ? Sans doute parce qu’il vous rappelait un peu trop le petit garçon du miroir et les frustrations qu’il avait subies. Vous l’avez donc défendu mais ni par pitié ni par intérêt. Comme une sorte de compassion... « C’est peut-être ça, au fond, l’amitié. » D’autant que Luigi, lui, ne demandait rien. Il se laissait marcher dessus en souriant : rien n’était grave, tout allait bien tant que les gens s’amusaient. Il était dans son monde à lui, ses projets pour devenir pilote, ingénieur, informaticien ou autre.
Vous avez plusieurs fois essayé de le secouer un peu, de lui faire comprendre qu’il pouvait se prendre en main, devenir autre chose (comme vous, quoi) : ça ne l’intéressait pas mais, à partir de là, il ne vous a plus quitté. Pourtant, vous, vous n’avez jamais hésité à faire passer vos intérêts personnels avant les siens. Vous ne le voyiez plus tant qu’il y avait du monde (et surtout des filles) autour de vous et puis, au moment même où il n’y avait plus personne, c’était lui qui arrivait pour vous proposer un plan (voyage, sortie ou autre) généralement hors de prix mais qui, finalement, ne vous coûterait rien. « Une autre définition de l’amitié. » Vous vous êtes donc habitué à ce « petit garçon maigre », vous avez arrêté de vouloir à tout prix l’améliorer et vous avez fini de grandir avec lui. En ce moment, il est persuadé que vous allez vous associer tous les deux pour monter une boîte ensemble : lui pour l’aspect financier et vous pour l’aspect commercial. A son âge, il faudrait quand même qu’il arrête la roulette de ses rêves sur un numéro histoire de commencer à construire quelque chose. Quoi que, vous, en matière de construction... Enfin, bon, il aime le foot et vous n’avez pas envie de le lâcher ce soir. Vous arrivez dans votre rue. « L’après-midi risque quand même d’être longue. » Vous achetez le journal à votre kiosque habituel.
Vous essayez de joindre Luigi pour qu’il vous confirme qu’il maintient pour le match de ce soir. Tonalité, sonneries, messagerie... « Ah oui, s’il est allé au kart-club, il n’a peut-être pas encore récupéré ses affaires. » Et puis vous réalisez que votre question est probablement débile. Vous raccrochez. « Bon, Nathalie maintenant... J’appelle maintenant ou plus tard ? Je dis quoi ? La vérité ou... je ne donne pas de détails ? » Vous comprenez vite qu’il y a là de quoi se prendre la tête une après-midi entière. « Donc, soit j’appelle tout de suite, soit je passe à autre chose en attendant... » Vous appelez donc tout de suite après, évidemment, avoir ressorti de votre poche le joli petit morceau de nappe en papier. Directement sur la messagerie... « Je vais d’abord attendre d’être chez moi... Je serai moins gêné par les klaxons. » Vous raccrochez. Vous arrivez jusqu’à chez vous et vous posez vos affaires (votre veste, votre CD de Léo Ferré et votre journal). « Donc, j’appelle tout de suite ou je passe à autre chose ? Elle m’avait dit en partant qu’elle avait un rendez-vous pour son boulot. Le dimanche après-midi, elle a bien de la chance... » Vous vous dites que laisser un message pour décommander serait plutôt malpoli mais... ça aurait l’avantage d’être fait et, donc, plus à faire. « Je lui laisse un message en lui disant que je la rappellerai plus tard... Oui, en deux temps, ça serait peut-être... mieux. » Vous rappelez. Sonneries puis messagerie.
« Oui, re-bonjour Nathalie. Je vous... Je te rappelle à propos du dîner de ce soir. J’ai évidemment oublié que j’avais un autre engagement mais je serai disponible demain soir ou n’importe quel autre soir de la semaine. Ou même le midi. Je préférais te prévenir rapidement mais je te rappellerai pour qu’on précise tout ça dans l’après-midi. Je suis vraiment désolé et j’espère pouvoir me faire pardonner au plus vite. A plus tard. » Sobre, bref et sympathique... « Tiens, j’ai oublié de me présenter. » Bon, l’après-midi ne fait que commencer et... Ah, c’est Luigi qui rappelle. Sans réfléchir, vous lui expliquez pourquoi vous avez essayé de le joindre et, comme prévu, il hurle de rire. « Bon, allez, raconte-moi ce qui te laisse imaginer que je puisse ne pas venir ce soir. » Un double-appel, Nathalie peut-être qui... Luigi repart dans ses délires. Vous hésitez mais, bon, vous laissez la messagerie. Comment lui expliquer ? « Luigi, j’ai l’impression que tu vas vraiment me coûter cher aujourd’hui. »