Je prépare seul la réunion
« La grande force de Miller c’est qu’il prévoit tout. Il ne s’énerve jamais... Mais je vais quand même me le faire ! » Vous retournez dans la cuisine préparer un troisième - ou quatrième ? - café (faites attention quand même, il n’est même pas 8 heures du matin).
« Miller ne s’attend pas à me voir débarquer à la réunion. Ou alors, il s’attend à ce que j’arrive complètement hystérique, empêtré dans mes dossiers... bref, incapable de diriger la présentation. Attends un peu, mon grand... Et puis je suis sûr qu’il y a au moins une personne dans le coup avec lui. Il ne peut pas m’éjecter comme ça sans avoir de motifs et, surtout, des personnes de son côté prêtes à accepter ses motifs... Sinon l’équipe ne l’accepterait pas. Même Pierre Maroni ne l’accepterait pas. Il joue quand même très gros sur ce coup... Je ne l’en aurais pas cru capable, comme quoi... ». Vous n’avez plus vraiment faim mais vous prenez le temps de vous beurrer une nouvelle biscotte, sans la briser, pour vous aider à réfléchir.
« Oui, je vais débarquer à 11 heures moins 5, prêt à faire ma présentation et, là, je verrai bien les tronches qui seront tirées autour de la table. Je ne devrais pas avoir trop de mal à faire la part des choses... et on règlera les comptes dès cet après-midi. Par contre, pas le temps de me doucher, j’ai moins de trois heures (grand maximum) pour boucler le boulot d’une semaine. A l’attaque ! Ah, et Lucie ? » Aïe, la biscotte... Décidément, il y a des jours où on a du mal à comprendre que rien ne sera simple.
Vous reprenez votre téléphone pour écrire un message à Lucie (pas très pratique avec du beurre sur le bout des doigts). « Vais à la réunion de 11 heures et fais tout pour déj avec toi après. Te rappelle dès que possible. Voilà, ça c’est fait pour ce matin. Maintenant, faut que je ressorte mes fichiers. »
Vous allumez votre ordinateur, vous accédez au réseau de l’agence et à votre espace de travail. Un instant, vous avez imaginé que Miller ait pu vider les fichiers de votre zone de stockage... « On n’en est pas encore là mais bon, après le coup de ce matin, il n’y aura plus beaucoup de lignes jaunes à franchir. »
Bon, toutes les données rassemblées par l’équipe sont à votre disposition. Il manquera juste quelques lignes budgétaires liées à des sous-traitants... En fait, le gros du boulot consiste à rassembler les données et à rédiger tout le liant nécessaire pour rendre le dossier compréhensible (et surtout convaincant) aux yeux du client. Et quels clients... Pour les investisseurs et les commerciaux, passe encore, on devine assez facilement ce qu’ils cherchent mais les politicards... pardon, les « institutionnels », ceux-là faut se les farcir.
Comme le dirait si bien Pierre Maroni, chef d’entreprise très respecté dans le milieu pour son sens de l’analyse et de la formule, « il faut les beurrer des deux côtés » : bonne image à court terme, rentabilité à moyen terme, reconnaissance à long terme.
« - Oui mais, après, ça colle partout et on ne peut plus poser la tartine.
- Peut-être mais, nous, on n’y touche plus. Tenir en équilibre sur la tranche, c’est ça leur boulot. »
Modèle de réponse qui ne veut rien dire mais qui clôt efficacement une conversation. Vous ne possédez pas encore vraiment ce talent-là mais vous ne désespérez pas d’y parvenir un jour. Pas aujourd’hui en tout cas.
Alors, par où commencer ? Tout le dossier est en chantier (Pierre Maroni dirait sûrement autre chose). La banque d’images est pleine mais restent le rédactionnel et la mise en page. Rien que ça.
La tension monte. L’horloge tourne. Vous commencez à remplacer le café par des chewing-gums.
« Bon, de toute façon, il sera techniquement impossible d’imprimer le dossier en couleurs pour tous les représentants d’Artefact. Personne ne me le reprochera, je le terminerai cet après-midi ou demain et... ils l’auront la semaine prochaine. Par contre, de chez moi, je peux imprimer un feuillet ou une plaquette récapitulative pas trop mal fichue. D’accord. Et puis il y a la vidéo-projection... Je vais reprendre les slides habituels et caler les logos d’Artefact dessus... Si seulement j’avais été au bureau, j’aurais donné ça à Marion (la secrétaire de l’agence) qui me l’aurait fait en 25 minutes pendant que... Con... de Miller ! Tu vas voir, tu m’auras pas sur ce coup-là. Avec un peu de chance, j’arriverai même à te le retourner dans la figure et à t’éjecter définitivement du projet. Au minimum du projet... Mais j’aimerais bien savoir avec qui il m’a monté cette arnaque... Allez, faut rester calme. Lui, il ne s’énerve jamais. Donc, le dossier c’est bon, c’est dégagé. Les slides, je les mettrai à jour entre deux trucs. La plaquette... à fond dessus. Pour le discours, je devrais pouvoir improviser. De toute façon, une réunion calée à 11 heures, ça dure au maximum une heure et demie. On compte les présentations, les questions-réponses, les « je passe la parole à machin »... Allez, je compte une quarantaine de minutes pour moi et ma pomme. Pourquoi ? Parce que le chef du projet c’est moi et parce que je le vaux bien. »
Le temps passe. La nuit a été courte mais le café, les chewing-gums et la rancune vous maintiennent largement en éveil et en activité.
La plaquette avance (3 feuilles recto-verso finalement), les slides sont presque prêts et le discours semble faire partie intégrante de votre cerveau. Vous commencez même à vous inquiéter pour d’autres choses, en particulier l’après-midi que vous aviez prévu de consacrer à Lucie. Et puis le dîner avec la famille. « Décidément, la journée sera longue... Et je n’ai pas fini d’improviser. »
10h30, vous appelez un taxi. L’imprimante finit de clignoter, vous enfilez votre dernier costume repassé (pas le plus neuf vu que vous étiez sensé aller en acheter aujourd’hui). Vous fermez votre sacoche et le téléphone sonne : MILLER. Vous ne répondez pas. Ascenseur.
« Ah tu veux me faire le coup du « qu’est-ce que foutez ? je vais devoir sauver la situation à votre place », pas vrai ? Attends encore juste un peu. J’arrive. » Taxi. Le téléphone sonne et re-sonne de manière frénétique. « Cause toujours, je te réponds dans vingt minutes. »
10h50. Immeuble, ascenseur, 8ème étage. Porte à gauche, Martine la secrétaire. A droite. Couloir. Salle de conf’ n°3.
« Bonjour à tous ! », 10h55.